Quoique Ian McEwan, infatigable marathonien, n’ait eu besoin que de quelques mois pour écrire ce petit roman percutant (primé par un Booker Prize après lequel il courait depuis longtemps), on retrouve dès la première phrase l’une des constantes de son œuvre : l’indispensable cadavre, plus abstrait qu’encombrant dans ce texte, dont la scène inaugurale raconte en arrière-plan, tandis qu’est plantée la ronde des personnages, la triste « consumation ». La disparue, une quadragénaire en vue versée dans la photographie et la critique gastronomique, s’appelait Molly Lane. Epouse d’un éditeur antipathique, elle fut aussi, avant qu’un cancer ne l’emporte, la maîtresse attentive de trois hommes des hautes sphères, qu’elles fussent musicales (Clive, un compositeur de renom), journalistiques (Vernon, rédacteur en chef d’un quotidien déclinant) ou politiques (Julian, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères). Les deux premiers partagent la même haine viscérale vis-à-vis du troisième, lequel sera pourtant, au fur et à mesure du récit, le détonateur inconscient de la désagrégation de leur amitié : jusqu’où faut-il en effet aller pour briser la carrière gouvernementale de ce détestable conservateur et, indirectement, favoriser du même coup leur propre sort ? C’est autour d’une série de clichés du ministre en sinistre position (rouge à lèvres, talons hauts et robes du soir) que se joue l’intrigue : réalisés par Molly et retrouvés au fond d’un tiroir par son mari, ils échouent dans les mains de Vernon qui en voit immédiatement les potentialités publicitaires. Leur publication redresserait instantanément la courbe des ventes du Judge et lui garantirait un avenir professionnel en or. Clive ne l’entend pas de cette oreille, qui l’accuse de racolage éhonté, d’opportunisme immoral et d’entorse grave à la mémoire de Molly, laquelle ne destinait sans doute pas ses photographies licencieuses à la publication, même posthume. Les faiblesses hypocrites des uns et des autres se dévoileront peu à peu sous le voile mystificateur des apparences convenues : d’un bien-pensant travailliste admirablement campé, McEwan fait un corbeau vénal prêt à tout pour sauver sa place et augmenter le tirage de son canard ; le respectable compositeur londonien n’est pas plus excusable, qui ferme sciemment les yeux sur le malheur du monde pour les impérieux besoins de son art, pressé par ses commanditaires d’achever cette foutue symphonie du millénaire qu’on doit jouer bientôt, à Amsterdam…

Cynisme, égoïsme et jeux de pouvoir chez des notables so british : ce petit roman foutrement bien troussé (on ne peut en attendre moins de la part de ce prolifique écrivain de la génération Amis) mêle le portrait de deux hommes et la satire d’une démocratie jadis exemplaire, aujourd’hui ruinée par des intérêts bornés, le crétinisme médiatique et la régression infantile (il n’est sans doute pas insignifiant que la symbolique Molly succombe à une dégénérescence mentale). Une chute surprenante vient couronner ce récit à double face et parachever la petite manipulation à laquelle se livre le talentueux McEwan, qui ne pouvait décidément pas manquer d’ajouter un ou deux cercueils concrets à une histoire pourtant riche en petites morts.