Howard Norman est un drôle de lièvre. Après un parcours original et sinueux, ce curieux aventurier passé à la carrière universitaire nous propose avec Le Gardien de musée un épais traité de la folie douce, merveilleusement poétique et curieusement symbolique. Né dans l’Ohio il y a une cinquantaine d’années, Norman préfère le danger des périples grandeur nature à l’enseignement rasant qu’on lui prodigue à l’école : direction le Grand Nord, où il apprend les langues locales. Consciencieusement, il achève ensuite son cursus scolaire, tentant même une incursion à l’université du Michigan (orientations : zoologie, anglais). Mais on n’assagit pas un globe-trotter : l’étudiant repart s’installer à Greenland, Arctique. C’est à l’occasion d’un passage par Cambridge qu’il fait l’heureuse rencontre de la professeur et poète Jane Shore, laquelle lui donnera, outre de grands moments amoureux et une fille, la riche idée de se lancer en littérature. Bien lui en prit.

L’histoire du Gardien de musée nous est paradoxalement racontée par un aimable sédentaire, DeFoe Russett, gardien dans le modeste musée Glace à Halifax, Canada. Nous sommes en 1938. Orphelin depuis l’âge de 8 ans (ses parents sont morts dans un accident de dirigeable), DeFoe a été recueilli par son oncle Edward, lui-même gardien au musée Glace, bougre d’alcoolique au caractère tranché, séducteur gourmand, joueur habile et bavard sentencieux. La seule manière qu’a l’auteur de dresser ces portraits en noir (Edward) et blanc (DeFoe, dont l’une des occupations favorites est de repasser des chemises) suffirait presque pour que le roman mérite d’être lu ; mais il ne s’arrête pas là -loin s’en faut. Notre paisible gardien de musée s’éprend d’une gardienne de cimetière (Imogen, charmante quoique d’un tempérament sec) -on est tous le gardien de quelque chose. Tandis que de l’autre côté de l’océan gonfle la fureur nazie, et que le populaire Ovid Lamartine inonde les ondes radiophoniques de ses réflexions sur la question, DeFoe, éperdu d’amour pour la complexe Imogen, regarde se tisser sa relation avec elle, avant de la voir s’échapper dans une troublante recherche identitaire et paranoïaque. Imogen s’attache à un tableau hollandais contemporain du musée, s’en approprie le sujet, l’absorbe, devient cette juive dans une rue d’Amsterdam, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort…

Fort d’une incroyable imagination mais aussi d’un remarquable talent d’écrivain, Norman réussit à organiser un fascinant ballet humain et psychique avec tout au plus cinq ou six personnages centraux, laissant mûrir chez le plus atteint d’entre eux une curieuse forme de dérèglement psychiatrique. Evasion physique contre évasion mentale, temps figé sur la toile contre brûlante actualité, tels sont quelques-uns des thèmes de cet excellent roman, discrètement déjanté, où la comédie mélancolique se teinte peu à peu d’une gravité oppressante. Norman l’explorateur s’est posé, une bonne fois pour toutes semble-t-il ; il ne nous en offre pas moins un superbe voyage au tréfonds des images et des âmes. Normal.