Il faut se méfier des fonctionnaires du Ministère de la Culture. Si, en apparence, ils tentent tant bien que mal de disperser au mieux les quelques misérables millions que leur concèdent leurs collègues du budget, la réalité est toute autre : élite gouvernementale, ils règnent sur la vie culturelle du pays en maîtres clandestins, modelant et brisant les carrières, distribuant les prix, orientant les tendances et décidant de l’éducation des masses. Pas un livre, pas un recueil de poèmes, pas une œuvre peinte qui échappe à leur contrôle et leur appréciation souveraine. C’est en tout cas l’idée que se fait Dupleix, fonctionnaire au Ministère de la Culture et jadis auteur sous le pseudonyme de Jasper Simplex, du fonctionnement du système, dont il aspire à intégrer les hautes sphères : il est d’ailleurs persuadé d’avoir été choisi pour rejoindre les instances dirigeantes, même lorsqu’il est congédié : « Que sa promotion à un rang supérieur, dans son travail et dans sa vie, fût présentée comme un congé de maladie de durée indéterminée n’avait rien pour le surprendre. Dans ce jeu mystérieux, rien ne correspondait à ce qu’on croyait au premier abord ».

On recase Dupleix et sa femme dans le gardiennage d’une grande maison bourgeoise où, entre l’entretien du jardin et celui des parties communes aux quelques sous-locataires, il peut à loisir cultiver sa mythomanie incurable et préparer patiemment son ascension vers le pouvoir. C’est cette maison qui sert de théâtre à Hella S. Haasse, prolifique et respectable lettrée néerlandaise, pour une chronique policière fantaisiste et légèrement absurde où l’on croise quelques personnages hauts en couleur qui ont en commun de vivre dans un perpétuel torrent de mensonges et de falsifications : tous se tissent une apparence artificielle, s’engagent dans un combat qui n’est pas le leur, marionnettes grotesques de la société du spectacle. Au premier étage, une femme divorcée qui, escroquant copieusement le club féminin de vieilles rombières dont elle assure le secrétariat, entreprend de faire de son salon le lieu de réunion privilégié des lettrés à la mode ; dans la véranda, un prof qui pousse l’enthousiasme pédagogique à son paroxysme avec des débats avec ses meilleurs élèves -les moins soumis au système ; sous la mansarde, une étudiante en histoire qui confond un peu trop la réalité de son siècle et celle de l’antiquité romaine.

En 150 pages, l’auteur noue quelques liens étranges entre les protagonistes de ce huis clos parodique un peu particulier, dans une enquête qui s’abreuve aux meilleures sources (une sorte de cynisme absurde qui n’est pas sans évoquer, peut-être, les facéties de quelques roumains de ce siècle). Sous l’intrigue légère, on peut lire en filigrane quelques pensées grinçantes sur l’acte créatif, le prosélytisme et les grandes causes (d’un côté, Dupleix qui s’ingénie à répéter des discours sans fin à ses disciples contrologues imaginaires ; de l’autre, ce professeur en perdition, influencé par deux élèves qui le poussent à préparer le sabotage en règle du monde bourgeois)… Tout ce petit monde, talentueusement mis en scène par Hella S. Haasse, fomentant chacun de son côté des projets illusoires, s’égaye inconsciemment dans la vanité d’existences parallèles et imaginaires, en prenant garde, comme Wilde, à mettre leur seul talent dans leur œuvre, et tout leur génie dans leur vie.