Les conditions de détention de Georges Hyvernaud, prisonnier de guerre entre 1940 et 1945, n’ont jamais eu raison de son sens incisif de l’observation. On connaissait de l’auteur deux remarquables textes des années 50 –La Peau et les os, Le Wagon à vaches– reconnus trop tardivement par la critique lors de leur réédition posthume ; Le Dilettante nous donne aujourd’hui l’occasion de découvrir les notes que Georges Hyvernaud consigna avec une régularité étonnante pendant le temps même de sa détention.
A lire ces Carnets d’oflag, il apparaît avec évidence que Georges Hyvernaud est un écrivain-né. Dans ces pages noircies au milieu d’un camp de prisonniers, on ne trouve aucune trace de plainte, aucune tentative de réflexion théorique sur la captivité : simplement la marque d’une observation minutieuse, acérée, sur le monde environnant. Or, il semble que Georges Hyvernaud ait d’abord vécu la détention comme une condamnation à la promiscuité, à la proximité du genre humain. Ses carnets comprennent essentiellement une série de mémorables portraits de ses compagnons d’infortune : du « caricatural D., bas sur pattes, l’estomac avantageux, le verbe faubourien -vantard, trouillard, naïf » au faux poète qui lui donne à lire ses écrits (« c’est pâle, c’est fade, c’est niais ») en passant par un « fondé de pouvoir dans une banque » qui a gardé, dans le camp de détention, d’immuables habitudes (« A sept heures, pas après, pas avant, il se lève et remonte sa montre ») ou encore par cet « aigre petit bonhomme » qui a toujours « des airs de victimes (les colis qui ne le satisfont jamais). On imagine sa petite femme anxieuse de satisfaire ce minuscule tyran, et n’y parvenant jamais, et trouvant ça naturel ». La finesse de l’observation est étayée par un art de la concision qui rend le jugement implicite sans appel.

Certains ont besoin de souffle pour écrire ; Georges Hyvernaud, lui, a la respiration courte. Son style net et tranchant va au plus vite et au plus juste. Le caractère quasi télégraphique du texte relève bien sûr de sa nature (un carnet où l’auteur prend des notes pour son seul et unique usage), mais on sent ici, plus profondément, qu’il correspond à l’identité stylistique d’Hyvernaud. Sous quelle forme, sinon celle-ci, aurait-il pu exprimer l’exaspération qu’il éprouve à l’égard de ses compagnons de détention et plus généralement, sans doute, des hommes ?
Car l’expérience des camps de prisonniers est avant tout pour lui celle d’une déception. Elle aurait pu impliquer « un sens de la communauté né de la misère commune », mais l’auteur le dit : « je n’ai pas vu cela. Juste le contraire. Et je dirai le contraire. » C’est-à-dire des solitudes qui se croisent, des hommes qui se parlent sans se soucier d’écouter ou d’être écoutés, les mesquineries quotidiennes des uns envers les autres, « les discussions puériles auxquelles, puérilement, on se mêle », l’humour pesant de « la vie de garnison », et l’effroyable médiocrité de tout cela. Dans cette pénible épreuve qui devrait révéler les hommes à eux-mêmes, il n’est, de fait, « pas d’autre révélation que celle de leur pauvreté intérieure. » Ce qu’il y a en eux ? « Des phrases de journal, des refrains de romance et des histoires de commis voyageurs. »

Le cynisme et le pessimisme d’Hyvernaud confinent à la misanthropie -un désespoir sec quant à la nature humaine. L’auteur se sent d’ailleurs « sans défense contre la petitesse et la vulgarité » ; il craint la « terrible contagion du médiocre ». Alors, il se plonge dans ses lectures et note les réflexions que lui inspire la littérature de l’époque (notamment Péguy), mais surtout, il continue d’observer ses semblables livrés à l’inactivité, à eux-mêmes. Avec la minutie d’un entomologiste, il rend compte en quelques traits de leurs attitudes, de leurs sujets de conversation (« Les seins en poire et les seins en pomme ; les moyens de camoufler les bénéfices commerciaux »). Son regard est sensible (dans l’observation) et extrêmement dur (dans le jugement). On sent poindre en lui la rigidité pincée, glacée, de celui qui se sent en mauvaise compagnie ; la vision qu’il a de ses compagnons de détention est même souvent teintée d’un franc mépris. Mais qu’importe, après tout ? La fréquentation carcérale des autres lui aura permis de trouver sa voix, et un style.