Orwell saute d’une guerre à l’autre. Après Hommage à la Catalogne, c’est à l’époque des accords de Munich qu’il rédige ce Coming up for air, publié en France en 1952 sous le titre Journal d’un Anglais moyen et repris trente ans plus tard chez Ivréa. Orwell est alors proche de l’Independant Labour Party, une petite formation à la gauche de la gauche (c’est-à-dire à gauche du Parti travailliste) dans laquelle il milite même, pour la première et unique fois de sa vie. Observateur attentif et pour le moins préoccupé par la guerre, il n’en pense pas moins qu’une coalition des puissances démocratiques contre l’Axe aurait aussi pour effet de maintenir et même de renforcer les injustices à l’échelle de la planète : pointer Hitler du doigt, c’est du même coup faire oublier l’impérialisme et l’exploitation coloniale.

George Bowling, le sympathique narrateur d’Un peu d’air frais, est le type même du citoyen de la middle-class anglaise du début du siècle ; il en est conscient, mais aussi un peu dépité. Ecrit sur un ton burlesque, regorgeant de bons mots et de formules bien senties, ce roman à la forme enjouée a souvent été désigné comme le plus tonique de son auteur. Aussi n’est-il pas peu paradoxal qu’y percent plus qu’en filigrane, derrière les pages consacrées aux équipées enfantines du narrateur et à ses parties de pêche, quelques-uns des grands thèmes de prédilection du Orwell contempteur du monde vers lequel on va -plus ou moins certainement. Si la guerre toute proche obnubile bien sûr le narrateur tout au long du livre, c’est sans doute l’après-guerre qui lui inspire le plus de craintes : « Tout ça va arriver : toutes les pensées que vous refoulez soigneusement au fond de votre esprit, tous vos motifs de terreur, toutes ces choses dont vous vous dites qu’elles ne sont que des cauchemars, ou qu’on ne les verra jamais se produire en Angleterre. » Ailleurs encore : « Ce n’est pas la guerre qui importe, c’est l’après-guerre. Le monde qui se prépare est un monde de haine et de slogans. Un monde de chemises brunes, de fil de fer barbelé, de matraques en caoutchouc. […] Et ces millions de gens qui acclament le Grand Chef jusqu’à en devenir sourds en se persuadant qu’ils le vénèrent, alors que, dans leur for intérieur, ils le haïssent jusqu’à en vomir. »

Ce roman de 1939, au-delà de la farce, est aussi -déjà- celui d’une civilisation très en avance sur la voie de l’aseptisation générale, du fer et de l’acier, et, au fond, de la perte progressive de tout ce qui ressemble un peu à la nature (qu’il s’agisse de bois rasés pour construire des lotissements, comme le découvre le narrateur en revenant dans la bourgade de son enfance, ou des saucisses de Francfort qui lui explosent dans le dentier avec un goût de poisson -thème récurrent de la trahison des corps qu’Orwell traite ici sur le mode du gag). Ainsi, Un peu d’air frais peut sans doute être lu comme un prélude à 1984 : dans les deux, on prépare les enfants aux bombes, on détruit le passé pour mieux asservir au présent, on cache ses morts, la bureaucratie administrative joue à faire Kafka, et, par-dessus tout, on est seul, incapable de communiquer désormais. « J’ai essayé de vous raconter quelque chose, dit George Bowling, mais j’ai l’impression de ne vous avoir rien dit du tout. »

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