Respirez. Loin des souvenirs mi-figue mi-raisin de la guerre d’Espagne (Hommage à la Catalogne) ou des paraboles dénonçant le totalitarisme sous toutes ses formes (1984, La Ferme des animaux), nous voici embarqués pour une contrée orwellienne beaucoup plus paisible en apparence : celle des « aspidistras », curieuses plantes d’appartement dont nous ne saurons rien sinon qu’elles possèdent des feuilles charnues d’un vert sombre et qu’il est absolutely impensable que tout foyer anglais qui se respecte n’en ait pas une, en pot, sur sa table de salon.
Malgré son titre euphorique, Et vive l’aspidistra ! (Keep the Aspidistra Flying) relate la descente aux enfers d’un jeune homme de trente ans qui, pour mieux « déclarer la guerre au dieu Argent et à tous ses pourceaux de prêtres », quitte un emploi rémunérateur (la publicité, en l’occurrence) pour se consacrer à la poésie, activité sacro-sainte qu’il ne parvient d’ailleurs pas à mener à bien. Mais, parce que l’on sait bien que les plus farouches dénégations cachent souvent d’indéracinables obsessions, le comportement de Gordon est entièrement dicté par la hantise de l’argent qu’il n’a pas, même s’il se refuse absolument à en gagner. Si l’argent « pourrit tout », c’est bien dans ce roman, même si l’expression n’a pas le sens qu’on lui prête d’habitude : ainsi, Gordon, pourtant fauché, se prive d’un dîner en compagnie de la touchante et compréhensive Rosemary parce qu’il n’accepte pas de « vivre à ses crochets », lui annonce-t-il tout de go.

Du coup, chacun rentre chez soi. Manque-t-il quelques shillings pour un billet de train ? Il refuse l’aide d’un ami fortuné et annule un week-end avec Rosemary. Gordon fait donc du manque d’argent la cause de tout, y compris de ses absences amoureuses : « Ce n’est pas que je n’aie pas envie de faire l’amour avec toi, si, j’en ai envie. Mais je t’assure que je ne peux pas faire l’amour avec toi quand je n’ai que huit pence en poche. Du moins, quand tu sais que je n’ai que huit pence. Je ne le peux tout bêtement pas. C’est physiquement impossible. » Le récit, bien que caustique -Orwell éreintant avec un humour féroce un personnage qui n’est pas s’en rappeler les débuts difficiles de l’auteur (cf. La Dèche à Paris et à Londres)-, pourrait n’être que la peinture d’une bohème triste et monotone, s’il ne se produisait au milieu du roman le déclenchement d’un ressort ingénieux du type « l’arroseur arrosé » : voici notre Gordon devenu riche grâce à la poésie : « Ca paraissait une folie contre nature, en cette année de disgrâce 1934, qu’il y eût quelqu’un pour payer cinquante dollars un poème. »
Dès lors, le récit s’emballe pour culminer dans un morceau de bravoure d’une cinquantaine de pages en forme de passage initiatique à partir duquel, seulement, Gordon pourra trouver la rédemption et faire enfin l’amour à sa belle, dans les règles de l’art, après avoir jeté ses poésies au ruisseau. Une amusante glissade dans le sordide débouchant sur un champ de fleurs, si toutefois les aspidistras fleurissent.