Tout le génie de Charles Fourier, l’auteur du fameux « Nouveau Monde Amoureux » qu’invoquaient il y a quelques années encore certains hippies à l’appui de leurs prétentions polygames, consiste à avoir axé l’ensemble de ses réflexions politiques autour d’un unique objet : la libération du (des) désir(s) dans les civilisations contemporaines. Rassemblés en « séries passionnées » dans des « phalanstères », les individus, au prix d’une discipline stricte (le programme d’une journée type -établi par Fourier- qui commençait vers trois heures du matin par une séance au groupe des écuries ou des jardiniers, permet de soupçonner que nos soixante-huitards emplumés de références incomprises n’ont pas lu le penseur jusqu’au bout), pouvaient jouir pleinement des plaisirs du palais (les arts culinaires y sont célébrés), de l’œil, de l’oreille et, une heure par jour (Fourier, dans son programme, intitule cette tranche « fréquentations amusantes » -de vingt et une à vingt deux heures, avant le coucher), de la chair : aucune pratique n’est alors oubliée, des « prêtresses de l’amour » célébrant gaiement la « sainte prostitution » (sic)… Bien que légèrement oubliée après un dernier soubresaut dans les années soixante-dix et un récent revival éditorial, la philosophie plaisante de Charles Fourier n’en compte pas moins quelques fidèles adeptes de nos jours, comme nous l’explique Frédéric Chouraki, dont c’est le premier roman, dans Ces Corps vides.

Le Nile Smart, un navire de croisière qui vogue langoureusement sur le fleuve du même nom, va servir de terrain d’expérimentation à un jeune illuminé soucieux d’éprouver les utopies du maître : du microcosme clos des touristes ennuyés, il va faire une phalange miniature, afin de démontrer, dans l’ordre et la discipline, la viabilité des conceptions fouriéristes. Basile et Marie, jeune couple en lune de miel dont on suit les péripéties adultérines (Marie avec l’équipage du Nile Smart au grand complet, dignité arabe et aiguille au Nord) ou pédophiles (Basile sur la fille d’une députée socialiste entreprenante et consentante, et très, très en avance pour ses treize ans), seront en première ligne… Frédéric Chouraki, dont on sait seulement qu’il collabore à « différents journaux » (?), a su ménager l’empressement jouissif qu’il avait de conter les aventures amoureuses des quelques estivants qu’il a mis sur son bateau : au fil des deux cent vingt pages de ce roman, tout devient plus fou, plus audacieux, plus surréaliste (le procès en pédophilie intenté à Basile par la députée et l’assemblée des voyageurs qui finit par lui donner raison ; le festin impromptu organisé par le fouriériste et la récente déflorée en question ; l’assaut final…), dans une ode joyeuse à l’amour libre. Roman de peu d’intérêt littéraire souligneront les bigots habituels, les yeux à ce point embués de connerie que même l’évident (Fourier avait raison ; la méthode est discutable, mais le but ne l’est pas) leur est invisible. Qu’elles coassent, les grenouilles de bénitier : pendant ce temps, la croisière s’amuse.