Porté par des idéaux de jeunesse, Frank Westerman se destinait à une carrière d’ingénieur hydraulique. Son objectif à l’âge de 20 ans : se mettre au service d’une ONG, faire de la coopération dans le Tiers-Monde, agir et apporter son savoir neuf d’occidental éduqué aux autres. Sans compter la promesse de voyages, l’attrait de l’inconnu, l’appel de l’exotisme. Un projet qui avait tout pour plaire, donc, largement de quoi le motiver pour se lancer dans ses études d’agro. Même si déjà, à l’époque, « cette orientation « agrotechnologie tropicale » ne se résumait pas simplement à apporter de l’eau aux déserts. Elle nous confrontait inévitablement au fossé entre Blancs et non-Blancs, et je me disais : jeter un pont par-dessus ce fossé est peut-être plus important que d’irriguer des champs. Mais il fallait que je veille d’abord à devenir un foutu bon coopérant ».

C’est plus tard, diplôme en poche et avec l’expérience, qu’est venue la désillusion. A l’heure des questionnements, Westerman s’est donc tourné vers le journalisme et l’écriture pour prendre du recul, réfléchir et réviser ses ambitions. Témoigner, raconter, observer. Le journalisme lui a alors donné l’idée d’écrire des récits à la fois historiques et personnels, à l’image d’Ingénieurs de l’âme, son premier livre traduit en français. El Negro et moi est construit sur le même modèle, à la fois quête et enquête, expérience menée à travers la question des cultures, des races et de l’identité, retour en arrière vers les colonies en Afrique, le siècle des Lumières, le darwinisme et la manière dont l’esprit occidental s’est transformé à travers les époques. El Negro et moi parle aussi des conséquences de l’action européenne hors de ses frontières à travers la coopération et l’aide internationale en lèvant le voile sur un phénomène très XIXe : l’exposition, en Europe, d’hommes et de femmes africains empaillés, ramenés par des taxidermistes en quête de curiosités. C’est ainsi que « El Negro » a été ramené à Paris, dans les années 1830. Westerman le découvre à l’âge de 19 ans, en Espagne, dans un musée minuscule sur une place de village désertée. Des années plus tard, en 1997, un communiqué est publié dans la presse : suite aux pressions d’ambassadeurs africains, El Negro a été retiré de sa vitrine. C’est là que Westerman décide de raconter : « Je voulais tout savoir de lui. Qui il était. Mais aussi : qui l’avait naturalisé, et dans quelle intention ? Quel genre de personnage l’avait emmené en Europe, vendu et mis au musée ? Etait-il montré en tant que spécimen de l’homme primitif ? Et qu’est ce qui avait changé dans le regard de son public au fil des années ? Je voyais El Negro devant moi comme le personnage principal d’une « biographie posthume », je me suis rendu compte que je voulais aussi savoir ce qu’El Negro avait à dire sur nous aujourd’hui ».

Voilà pour la genèse d’El Negro et moi. Le livre alterne recherche historique et souvenirs personnels ; on n’est ni dans la fiction, ni dans l’autobiographie. Westerman nous promène de l’Europe à l’Afrique du Sud en passant par la Jamaïque ou le Pérou. El Negro est un symbole de différence, de méconnaissance, mais aussi d’appartenance et de reconquête. Le plus terrible peut-être, le mieux à même de mettre à bas les illusions, c’est de découvrir, à la fin, qu’après son rapatriement, on n’a peut-être même pas enterré El Negro dans son pays d’origine, et qu’il reste encore aujourd’hui un homme transplanté, à tout moment susceptible de redevenir un emblème pour qui décidera de s’en emparer.