Avec L’Ecriture du monde, François Taillandier revient aux sources. Aux sources de notre civilisation fondée sur les ruines de l’empire romain, aux sources de notre culture synthétisant parmi le chaos le legs antique à l’abri des monastères, et alors que des rois barbares se convertissent à une religion venue d’Orient ; mais aussi aux sources de la littérature comme un regard particulier sur le temps et les actions des hommes. Après le cycle de cinq romans qui constituaient La Grande Intrigue, ce retour aux sources est donc dans la parfaite logique d’une démarche littéraire authentique qui s’obstine à déchiffrer le réel, et ce détour par les origines et l’an 500 semble moins une échappée que la tactique idoine pour se montrer à la mesure d’un temps de crise comme le nôtre. Entretien.

Chro : La période que vous évoquez dans ce roman nous renvoie forcément à la situation présente. Pensez-vous que nous vivons aujourd’hui un délitement comparable à celui de l’empire romain ?

François Taillandier : J’ai choisi de ne pas faire de clins d’œil évidents à cet égard. Les lecteurs jugeront. Cependant, le point commun est bien qu’il y a une interrogation sur l’avenir, une société, une civilisation qui ne vont plus de soi, où tout est mis en cause ou en question. Et personne ne peut dire qu’il a des certitudes relatives à l’avenir commun. La structure étatique impériale se disloque, du moins en Occident, au profit d’esquisses de royautés barbares. On assiste à un grand mélange de populations, de langues. Et puis il y a la question de la transmission culturelle. L’enseignement est de moins en moins assuré, la connaissance de la langue grecque se raréfie. Même l’existence matérielle des livres est compromise. D’où l’entreprise de Cassiodore, qui fonde un monastère voué en particulier à la constitution d’une bibliothèque, une sorte d’arche de Noé. Chacun peut trouver aujourd’hui des échos de tout cela, mais encore une fois je n’ai pas voulu offrir des parallèles. Cela se ressemble et c’est différent…

Les figures de Saint Benoît, de Cassiodore, de Théolinda, ont-elles cependant la fonction de modèles possibles à suivre dans des circonstances catastrophiques pour sauver ce qui peut l’être ?

Je ne les ai pas conçues ainsi. Ce qui m’a intéressé dans ces personnages, c’est qu’ils se trouvent dans des situations inédites, chaotiques, et que chacun tente d’y répondre sans modèle préétabli, justement. Benoit de Nursie adapte le monachisme de l’Orient et trace des lignes directrices qui vont dominer tout le moyen âge (et même aujourd’hui). Suivant l’exemple de Cassiodore, les monastères vont peu à peu devenir des lieux d’étude et de préservation culturelle. Le pape Grégoire le Grand est le premier évêque de Rome à se tourner résolument vers les nouveaux pouvoirs dits « barbares ». Quant à Théolinda, venue toute jeune des forêts de Bavière dans cette Italie dont elle ignore tout, elle tente de construire une politique de fusion entre les Lombards et les populations autochtones. Ces personnages agissent à l’aveuglette, ils meurent peut-être en pensant qu’ils ont échoué. Pourtant, ils ont semé des germes féconds.

Vous mettez en scène de manière très probante la dimension « fécondante » du Christianisme aux sources de notre civilisation. Celle-ci est-elle donc en mesure de survivre une fois démantelé ce logiciel initial ? Ou pour le dire autrement, accréditeriez-vous cette phrase de Bernanos : « La Chrétienté a fait l’Europe. La Chrétienté est morte. L’Europe va crever. Quoi de plus simple ? ».

Par tempérament je suis sans doute moins catégorique ou moins apocalyptique que le grand Bernanos… Et je me méfie aujourd’hui de mettre en surimpression christianisme et Europe, car le christianisme est universel, je n’aime pas qu’on l’attache à une société ni à une géographie. Il n’en demeure pas moins qu’en effet, dans la rencontre entre son message et ce qu’avait édifié la philosophie antique, il a fourni, en effet, le logiciel – ce que j’appelle pour ma part notre structuration anthropologique. Que se passera-t-il s’il est effacé ? Mgr Hippolyte Simon a écrit voilà des années un ouvrage prophétique, intitulé Vers une France païenne ? Il était d’avis que ce qui succédera au christianisme ne serait pas la belle rationalité des Lumières, mais de nouvelles formes de paganisme, irrationnelles, inquiétantes. Bien vu. Regardez les Femen faire irruption dans Notre-Dame, ou tel énergumène pagano-racialiste aller se flinguer devant le maître-autel. Ces choses font peur. Mais moi en tant que chrétien je ne puis dire « l’Europe va crever » ni contresigner ce propos de Bernanos. Il est réducteur. Le Christ est bien plus grand que ça.

Il est vrai que votre livre n’enjoint aucunement au désespoir, mais à l’espérance et au courage. Pourrait-on dire que vous êtes animé d’une espèce de « catastrophisme optimiste » ?

Eh bien voilà ! Disons-le comme ça si vous voulez. La foi, l’espérance et l’amour.

Devons-nous, selon vous, accepter l’idée d’un changement inéluctable de civilisation ?

Ah oui, le changement c’est maintenant ! Tout change et à toute allure. Qui, disons en 1980, ce n’est pas si vieux, aurait prédit l’explosion de l’Internet, la progression foudroyante de l’Islam, le mariage gay, la chasse aux fumeurs, les angoisses sur le réchauffement climatique, la télé-réalité ? Cela posé, que faut-il faire perdurer ? Assurément, les grandes formes de l’art et de la pensée, le sentiment d’appartenance à une histoire et à une vision de l’homme ; puis des sociabilités au sens large, cela va de la courtoisie quotidienne au thesaurus juridique ; et enfin le respect du langage. Sur quelles forces s’appuyer ? Malheureusement on ne le voit pas bien. Je serais tenté d’ajouter : sur la volonté des peuples. Mais le décervelage techno-marchand, les déracinements et les violences de la mondialisation, permettent-ils encore de compter là-dessus ? Pas certain. Il manque une grande pensée politique à la fois réaliste, non-démagogique et offrant un horizon collectif. Quelque chose d’analogue à ce que fut la proposition gaullienne dans la France d’après-guerre. On la cherche en vain dans nos partis politiques et dans l’Europe.

Quel est le rôle des institutions européennes dans cette période critique que nous traversons ?

Je ne sais pas quel rôle elles sont censées jouer, mais je constate ce qu’elles font, et, passez-moi l’expression, c’est nul à chier. On pond des règlements absurdes, on donne dans le sanitarisme généralisé, on démolit les services publics, on laisse un pays s’endetter au-delà de tout et après on le massacre. On impose le marché unique, la monnaie unique, les abandons de souveraineté. Voyez le résultat. Ils ne sont même pas compétents et efficaces sur ce qu’ils prétendent faire ! On entretient un parlement croupion et une armée soviétique de bureaucrates qui n’ont jamais vu un paysan, ou un bistrot, ou une petite école à la cambrousse, enfin quoi que ce soit de réel. Il n’y a qu’à voir la langue qu’ils parlent…

Le recours à l’Histoire revêt-il alors une nécessité particulière, surtout dans une période d’amnésie générale ?

Bien sûr. Sinon, c’est comme si vous habitiez dans une maison sans connaître la ville où elle se trouve, et que vous soyez complètement paumé à trois rues de chez vous. Je pense d’ailleurs qu’on devrait instaurer un Savoir Minimum Obligatoire. Personne ne devrait atteindre sa majorité sans connaître quelques grands fondamentaux de l’Histoire, de la philosophie, des sciences. Il ne s’agit pas de faire de chacun un spécialiste de tout, mais de conserver un ensemble de référents communs à tous. Aujourd’hui la référence à l’histoire se réduit à des repentances, ou à une référence obstinée au totalitarisme nazi – ce qui sert principalement à ne pas voir le prochain totalitarisme qui nous guette. L’histoire ne se répète pas ; mais je crois nécessaire de se pencher sur ce que les hommes ont fait, ont voulu.

Chaque écrivain n’est-il pas, en définitive, toujours un « chroniqueur », un historien simplement doué d’instruments différents que le spécialiste ?

Il me semble qu’un écrivain travaille à partir du vécu immédiat, de la mémoire personnelle, de ses perceptions, de son intuition. Dans les sciences humaines, on doit en quelque sorte légitimer son objet de travail, l’inscrire dans les codes et les protocoles de l’Université ou d’autres instances. L’écrivain court-circuite tout cela, il va droit à ce qui l’intéresse, lui, subjectivement, il prend le risque de la non-légitimité. Il s’empare de ce qu’il veut. Lorsque j’imagine la rencontre entre Cassiodore et Benoit de Nursie, je suis historiquement irrecevable : personne ne sait si une telle rencontre n’a jamais eu lieu, et peut-être suis-je à des années lumière de ce qu’ils auraient pu se dire en réalité. Je prétends néanmoins que ce que j’ai supposé est valide, mais d’une autre façon. Ils illustrent deux façons très différentes d’être chrétiens : un christianisme socialisé, tempéré, rationnel, « bien élevé » en quelque sorte ; et un christianisme mystique, sauvage et âpre, une démarche ascétique, une sorte de folie de Dieu. Cette opposition existe, elle nous concerne. Lorsque je campe Théolinda rêvant aux mystères de la maternité en lisant son Evangile, il me semble que je fais surgir quelque chose qui la rend humaine, proche. Ce n’est plus un personnage d’enluminure, c’est une adolescente vivante, inquiète, avec les questions qu’elle se pose. Ce sont là des « savoirs », je crois, non pas des savoirs du romancier, mais des savoirs du roman.

L’Ecriture du monde, de François Taillandier (Stock)