Voici deux raisons de lire La Question humaine. Un : à l’heure où l’Autriche remet en marche la machine infernale de la xénophobie, La Question humaine apparaît comme un livre prémonitoire. Deux : le battage médiatico-culturel autour de Jean-Paul Sartre repose le problème du statut des intellectuels dans la société et de leur engagement. Or, François Emmanuel renoue avec une tradition très largement héritée de la génération sartrienne : le roman à thèse. Et, disons-le d’emblée, cela fait du bien de constater qu’un romancier ne se préoccupe pas des tendances littéraires et ne se soucie pas de la mauvaise réputation de ce type de roman. Débarrassé des contingences esthétisantes, le propos n’en est que plus percutant et subversif.

La Question humaine se présente comme un témoignage : celui du psychologue d’une entreprise, appelée la SC Farb, chargé d’enquêter sur l’état de santé mentale d’un de ses collaborateurs, Mathias Jüst. Menant sa mission avec trop de persévérance et de professionnalisme, il découvre que la société qui l’emploie est aux mains de dirigeants qui manipulent les traités de psychologie du travail pour en faire émerger des concepts nazis. Le langage de l’entreprise est remis en cause, et en étant attentif le narrateur découvre que des mots usuels, comme chez les nazis, recouvrent une nouvelle signification. Ce qui est beaucoup plus inquiétant, ce n’est pas ce langage, mais bien plus ce qu’il suggère des nouvelles méthodes de gestion du personnel.

On l’aura compris, la « thèse » de François Emmanuel est extrêmement dérangeante car c’est toute une organisation de la société qui est dénoncée. Cependant, sans doute conscient de la polémique qui suivrait, François Emmanuel prend quelques précautions. L’entreprise, la SC Farb, est allemande ; le directeur, Karl Rose, fut un enfant du Lebensborn, c’est-à-dire un enfant choisi par les Allemands comme modèle de la race aryenne. Le choix de la narration à la première personne permet également de rendre compte d’une expérience unique et d’éviter ainsi une visée généralisante. De plus, ce roman peut être lu au premier degré, comme un polar ; on peut y voir une simple enquête résolue in fine par le personnage. Il n’empêche que celui qui a mis un pied dans une entreprise a été frappé par le jargon très en vogue de ce nouveau métier de psychologue. L’intrusion même de cette profession au sein des sociétés est source de questionnement. Il s’agit, encore et toujours, de produire plus et mieux sous couvert de bienveillance ; de conduire le personnel à se dépasser en organisant des séminaires et jeux de rôle dont les méthodes sont parfois plus que douteuses, ou bien en usant de métaphores particulièrement significatives.
De là à comparer tout ceci aux langage et procédés nazis, c’est peut-être un peu excessif, mais la question vaut d’être posée ne serait-ce que pour examiner et reconsidérer de près certains succès et les moyens mis en œuvre pour les obtenir. Bref, un roman ne peut pas être plus au cœur de l’actualité que celui-ci. La bombe est lancée, à vous de voir !