Bienvenue dans un monde de dingues. L’univers des frères Coen a toujours été peuplé de crétins pathétiques, ratés dérisoires et antihéros minables qui firent quelques-unes des plus grandes heures du cinéma américain ces dernières années. Joel met en scène, Ethan produit, les deux écrivent : c’est toutefois le second qui publiait en 1998 ce recueil de nouvelles sidérant, preuve par quatorze qu’avoir du talent quelque part (dans le cinéma) n’empêche pas d’en avoir aussi ailleurs (en littérature). Trois cents pages de démence douce traversées par un pauvre hère qui vous confiera avoir tranché le cou de sa femme, un gosse obsédé de la série « 1, rue Sésame » qui ne mange que des omelettes à la confiture, un cuisinier qui (justement) ne sait pas faire les omelettes, un mafioso tragique, un tueur à gages malchanceux, un privé qui se fait bouffer l’oreille par son client… Avec à chaque fois, caché au creux de ces textes à la narration elle-même contaminée par la folie ambiante (scénarios miniatures, dialogues, parodies théâtrales), la maladresse fatale, le détail irrésistible ou le qualificatif choisi qui font mouche. L’instant t où tout pivote, où l’histoire se détraque (procédé récurrent du cinéma coenien), où l’on s’enfonce définitivement dans l’absurde ou le pathétique. Renversant les stéréotypes (un boxeur intellectuel, un détective sourd, un mafioso idiot) et détournant les codes (policier et roman noir en particulier), Ethan Coen double son humour « cartoon » d’interrogations véritables autour des idées du rapport à soi (l’inspecteur des poids et mesures qui découvre les photos de son récent coït avec une geisha : « Ces photos n’étaient pas celles d’un homme et d’une femme célébrant leur fusion. Elles montraient un type d’un certain âge un peu avachi baisant une jap »), du rapport à l’autre et du rapport au monde. On retrouve dans ces nouvelles hilarantes la plupart des thèmes de la filmographie des Coen : l’agissement irréfléchi et instinctif, l’hébétude et l’indécision, l’échec et l’incapacité (un père face à deux enfants qu’il ne comprend pas : « Qu’est-ce qu’ils lui voulaient ? Qui étaient-ils ? »), le charme d’une Amérique profonde et pas toujours très subtile (euphémisme).

Jouant à enserrer l’irrationnel et le néant dans les fils d’une logique implacable qui crée un comique quasi mécanique, Ethan Coen aurait peut-être pu lasser ; entre ces histoires burlesques truffées de gags se glissent cependant quelques textes atypiques dans lesquels il se livre sans cabotinage. Episodes fragmentés d’une enfance et d’une éducation talmudiques, notamment, servis à la sauce Coen bien sûr, mais parcourus d’une sincérité et d’un dire-vrai tangibles en même temps que d’une nostalgie étrange (thèmes du temps irréversible, du rêve jamais réalisé…) ; tantôt proche d’un Philip Roth, tantôt plus personnelle, cette poignée de textes-là s’émancipe du tamis humoristique au travers duquel l’auteur fait passer tout le reste. Elle donne aussi à ce monde noir et enchanté à la fois ses lettres de noblesse. « Certains oublient ces ténèbres, ils oublient ce silence, ils oublient le chaos intérieur. Mais malgré ce qu’en disent les écritures, les ténèbres ne seront jamais dissipées car sans elles il n’y aurait ni horreur ni misère ni enfance. »