Le corps carcéralisé et l’âme emmurée vivante d’un jeune poète-braqueur condamné à six ans de centrale : telle est l’expérience autobiographique que décrit, vingt-cinq ans après, Emmanuel Loi dans son dernier livre. En un récit épistolaire mêlé de journal personnel et où les lettres aux femmes et aux amis sont autant écrites à soi-même, ce sont six ans de cet « ordinaire », de la détention préventive jusqu’à la levée d’écrous le jour tant attendu, tant redouté, de la libération, qu’Emmanuel Loi concasse, comprime, malaxe en un texte suffocant, qui, pour mieux parler de la prison, se fait lui-même carcéral.

Comment survivre enfermé avec les autres, avec soi ? Comment ne pas devenir fou, ne pas devenir bête, tels ces rats qu’on voit sur les gouttières depuis la fenêtre de la cellule, ou ces chats sauvages, qui ont leur propre pègre régnant sur les toits de la prison, ou encore ces « crabes », les matons, qui tapent, frustrent, insultent invariablement, en exhalant ce que le caractère humain peut receler de plus veule ? Dans le rejet assumé, définitif, et opiniâtre de la société telle qu’elle est, l’anarchie du braqueur se fait ainsi celle d’un écrivain aux phrases nettes, maigres, hoquetées depuis la compression de l’espace carcéral d’où elles émanent et qui rendent ce que l’expérience de l’écriture doit à celle de l’enfermement. Le prisonnier lit (Bataille, Nietzsche, Hölderlin). Il écrit. Et par là, s’imbibe de sa traversée, s’y jette comme dans une mer meurtrière, l’intensifie. Un long film muet, pourvu d’une voix intérieure, en images, empoigne alors le lecteur par les yeux, et le mène, lui fait voir l’invisible -la résistance, par la transsubstantiation littéraire, au carcéral : « Délire des odeurs. La soif me manque : whisky, gin. De la cuite, du plomb. Changer son état, ôter la civilité. Faire partie de la civilisation. Bourré. » Cette écriture connaît ses propres risques : « Le terme « production » quant à ce qui chute, nous fait chanter, est de moins en moins acceptable. En l’occurrence, procurer du plaisir ou de la douleur, extirper l’agonie de l’être-là, ceci arrive par accident telle une providence. » Car dans la prison, l’absence d’une chronologie palpable, lorsque tous les jours sont les mêmes, fait s’embourber la temporalité dans un flou généralisé, couleur béton, couleur acier. Le temps devient ciment, devient mur, et passe dans un langage simultanément haché et ruminé, qui le dilate, l’étire (« un espace qui n’était que le lieu du temps. A passer. A couler »), puis l’accélère soudain, comme sous le poids tyrannique d’événements successifs auxquels on ne peut échapper (« Parloir mon père / Il a emmené un paquet. Des fringues propres / Sa cravate est tachée. Les pattes bien fournies »), puis l’entrecoupe encore d’accélérations lyriques lorsqu’il s’adresse au « dehors » : les femmes, les amis.

Petit à petit surgit aussi de cette chronique une lucidité politique et sociale comme il ne s’en produit que rarement à l’extérieur (la prescience du prisonnier, libéré la semaine même de l’accession au pouvoir de Mitterrand, est à cet égard d’une douloureuse et froide clairvoyance). Le livre puissant et magnifique de courage d’Emmanuel Loi révèle l’épreuve de la prison comme accélération de la conscience (y compris celle de son propre corps) et du langage. La tentative était risquée. Elle est réussie.

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