« Il est impossible de penser à cette histoire sans dire qu’il y a là un mystère et une explication cachée. Mais le mystère, c’est qu’il n’y a pas d’explication et que, si invraisemblable que cela puisse paraître, ça s’est passé ainsi. » Emmanuel Carrère, dont le sublime La Classe de neige n’était pas sans rapport avec cette histoire, raconte dans ce texte troublant la vie insensée qu’un homme, des années durant, a bâtie sur le mensonge, architecte volontaire (?) d’un château de cartes de falsifications et d’escroqueries qui, en 1993, s’est enfin écroulé dans un drame. Cette année-là, le docteur Jean-Claude Romand assassinait sa femme Florence, ses deux enfants, Caroline et Antoine, puis ses parents, avant de tenter de se suicider. A tous, famille, amis, confidents, maîtresse, il avait toujours menti, édifiant autour de lui un monde irréel dont l’impensable est que, vingt ans durant, personne n’avait jamais songé à dépasser les fragiles apparences.
Jean-Claude Romand se prétendait médecin, chercheur à l’OMS à Genève, intervenant à la faculté de Dijon, proche de Bernard Kouchner ; il n’avait, en réalité, obtenu aucun diplôme, n’avait jamais mis les pieds dans son prétendu bureau, ne connaissait ni ministres ni savants. Sa vie tout entière avait été édifiée sur le vide. Son premier pas dans cette seconde vie imaginaire remonte à sa deuxième année de médecine, qu’il n’obtint pas mais dit avoir réussie : « Comment se serait-il douté qu’il y avait pire que d’être rapidement démasqué, c’était de ne pas l’être ? » Il suivit ainsi le cursus modèle d’un étudiant brillant, assistant aux cours des années successives et déployant « pour feindre de faire sa médecine la somme exacte de zèle et d’énergie qu’il lui aurait fallu pour la faire réellement » ; père de famille bourgeoise et catholique, il partait consciencieusement au travail ou en congrès, vivant au quotidien en sachant seul celui qu’il n’était pas et qu’il aura réussi, miraculeusement, à présenter comme la vérité et l’évidence à son entourage le plus intime pendant presque vingt ans.

Le regard d’Emmanuel Carrère sur cette tragédie n’est ni vraiment journalistique, ni juridique, ni surtout moral ; ce que l’auteur « voulait vraiment savoir », c’est « ce qui se passait dans sa tête durant ces journées qu’il était supposé passer au bureau ; qu’il ne passait pas, comme on l’a d’abord cru, à trafiquer des armes ou des secrets industriels ; qu’il passait, croyait-on maintenant, à marcher dans les bois. (Je me rappelle cette phrase, la dernière d’un article de Libération, qui m’a définitivement accroché : « Et il allait se perdre, seul, dans les forêts du Jura. »). »
La nature fondamentalement inimaginable de l’histoire de Jean-Claude Romand semble en faire le protagoniste choisi par un écrivain plus aisément que celui des chroniques judiciaires des quotidiens. Ce que veut découvrir Carrère en déroulant posément le fil de la vie de l’assassin, montrant au passage comment elle était, en apparence, celle du bourgeois type, c’est ce qui l’a conduit à se prostrer dans son mensonge, et ce qui lui a permis de le supporter tant d’années durant. Ce qui l’a conduit : en quelque sorte, l’écrivain prend le parti de déshumaniser son personnage, marionnette privée de tout contrôle sur une vie qui semble suivre de manière autonome le cours des mensonges qui s’enchaînent, de le voir « non comme quelqu’un qui a fait quelque chose d’épouvantable mais comme quelqu’un à qui quelque chose d’épouvantable est arrivé, le jouet infortuné de forces démoniaques. »

N’y avait-il pas quelque risque à abstraire le personnage des crimes commis, à l’étudier non comme l’assassin mais, au fond, comme la victime, et à déplacer en réalité le terrain du drame du meurtre au meurtrier ? Carrère n’évite cependant pas les questionnements intimes et fait part de sa subjectivité et de son incompréhension tout au long du livre, se réservant la possibilité du « je ». « Il savait depuis le début que la conclusion logique de son histoire était le suicide. Il y avait souvent pensé sans jamais en trouver le courage et, d’une certaine façon, la certitude qu’il le ferait un jour l’en dispensait. Sa vie s’était passé à attendre ce jour où il ne pourrait plus différer. » Aujourd’hui, le détenu prie et marche, confiant nous dit-il, sur les voies de la rédemption et de l’amour. Il paraît que sa fréquentation apaise ses codétenus, que les caïds le prennent sous leur aile, que sa repentance est authentique. On ne se sent pas vraiment autorisé à émettre un jugement sur le dernier épisode d’un drame qui s’est joué sur plusieurs décennies ; Carrère lui-même hésite, essaye, renonce. La vie du docteur Romand n’aura, au fond, été qu’une interminable antichambre de la honte et de la mort : ayant toujours craint, il n’a jamais vraiment vécu. Le magnifique livre d’Emmanuel Carrère en perce à jour les vérités les plus accessibles parce qu’elles sont faites, réalise-t-on enfin, de ce que seul l’écrivain peut voir. Pour toutes les autres, c’est à nous de décider.