Il faut s’imaginer une grande bâtisse mal entretenue, quelque part dans une Angleterre qui ne ressemble qu’imparfaitement à celle d’aujourd’hui : un manoir appelé Observatory mansions, jadis riche et imposant, aujourd’hui délabré et divisé en une vingtaine de petits appartements fonctionnels parmi lesquels celui des anciens propriétaires des lieux, aristocrates excentriques, désargentés et déboussolés, et celui de leur fils unique, Francis Orme, l’extraordinaire narrateur de cet épais premier roman dans lequel on entre comme dans un rêve et dont on sort songeur, hagard et stupéfait. Francis, grand gamin solitaire de trente-sept ans, ne quitte jamais ses gants de coton blanc dont il achète des paires par dizaines et qu’il jette à la moindre salissure ; il travaille dans un parc, s’installant sur un socle en pierre pour y rester aussi immobile qu’une statue en attendant que les passants jettent des pièces dans sa casquette ; légèrement kleptomane, il recueille aussi au jour le jour une foule de petits objets variés qu’il archive soigneusement à la cave du Manoir, dans son « exposition d’amour » (996 lots au total, liste exhaustive fournie en appendice). Ses relations avec les autres locataires ne peuvent être qu’à son image et à la leur : étranges, infantiles, souvent absurdes, parfois morbides. On trouve là-dedans une femme-chien, une sexagénaire obsédée par les feuilletons sirupeux que diffuse le téléviseur, son seul compagnon, un portier psychotique, un précepteur raté et inquiet, un père mutique et une mère dérangée, pour ne pas parler des autres : acteurs étranges et irrésistiblement attachants d’une pièce de théâtre grandeur nature qu’Edward Carey a voulu à la fois poétique et angoissante, à la lisière du conte pour enfants et de l’horreur suggérée.

On y va d’étonnements en frayeurs sans heurts, paisiblement guidés par la voix de Francis Orme, adorable doux-dingue immature dont la folie, ici et là, déstabilise finalement plus qu’elle ne fait sourire : le monde de Carey oscille entre les pastels des fables enfantines et le noir marécageux des drames psychiatriques, sans qu’on sache jamais de quel côté de la barrière on se trouve au juste. La dernière locataire en date, une forte tête que Francis n’aime guère sans pouvoir la haïr complètement, perd peu à peu la vue et s’enfonce dans l’obscurité ; d’autres habitants sortent de leur léthargie et parlent, pour la première fois depuis des années ; la femme-chien cesse d’aboyer et redevient subitement humaine, surmontant enfin son traumatisme canin. Le romancier tire les uns de leur prison mentale et de leurs obsédants souvenirs pour mieux jeter les autres dans les ténèbres, construisant en trois cent cinquante pages un univers clos où le drame et la poésie voisinent en bons rapports, décalque surréel du nôtre. L’Angleterre, légitimement épatée, l’a aussitôt comparé à Mervyn Peake, voire à Tolkien ; on suggérerait plutôt un mélange discret et malicieux de Lewis Carroll, Joseph Losey et Italo Calvino, entre absurde bon teint, inquiétante étrangeté et simplicité du conte. L’Observatoire ne ressemble en somme à rien de connu, brouillant magiquement les frontières entre rêve et cauchemar, imagination et maladie, réalisme et fantastique. Une expérience unique, à tenter sans tarder.