Les personnages du dernier roman d’Edward Bunker, Les Hommes de proie, sont taillés dans le roc d’un monde cruel et brutal. Quand Bunker écrit sur le crime organisé, les armes à feu et la prison, il ne s’agit pas d’un simple vagabondage littéraire : cela fait partie de lui et de sa vie. Des institutions de redressement pour mineurs aux pénitenciers californiens de haute sécurité, il a passé un total de vingt-cinq années derrière les barreaux. Entre ses périodes de détention, il a connu l’implacable mécanique de la récidive, l’impossible réadaptation du taulard, et le choix entre la misère et l’argent facile du crime.

Mais, le véritable fil conducteur de la vie d’Edward Bunker est la littérature. Le lecteur acharné qu’il était en cellule avait comme ambition d’écrire des romans dans la veine de ceux de Malraux ou Dostoïevski – deux écrivains qu’il admire tout particulièrement. En 1973, alors qu’il est incarcéré à la prison de Marion, une des plus dures du pays, son premier roman, Aucune bête aussi féroce, est publié. Il en sera tiré une adaptation cinématographique, Le Récidiviste, avec Dustin Hoffman. Libéré en 1975, Bunker trouve dans sa nouvelle carrière de romancier et de scénariste le moyen alors inespéré de mener une vie tranquille et de rejoindre le bon côté de la barrière.

Les Hommes de proie nous livre l’histoire de trois malfrats. Leur coup devait leur assurer une place au soleil pour le restant de leurs jours. Il échouera et les replongera dans l’enfer carcéral. Ces taulards professionnels sont de la pire espèce, violents, sans pitié, voire psychopathes. Ils n’ont connu que le crime et ne peuvent vivre que par lui. Pourtant, sous la plume de Bunker, ils restent profondément humains, avec leurs moments de générosité et d’amitié. Le romancier apparaît ici comme un fin analyste de l’esprit et du comportement. Plus les personnages font les choses de façon primaire et directe, plus la retranscription de l’engrenage criminel est vraie. Tout d’un coup, la bête surgit et prend le pas sur l’homme – la bête n’étant pas toujours celle que l’on croit, comme le montre les descriptions sur l’inhumanité de la prison.

Les Hommes de proie a également pour thème la décrépitude de la société américaine. Si, l’envers du décor, la pègre, n’est pas très agréable à regarder, la façade n’est pas non plus très reluisante. La peinture que Bunker fait du Los Angeles des sans-abri, des fumeurs de crack miséreux ou des beaux quartiers transformés en bidonvilles, est saisissante. Autrefois, « les riches possédaient une Cadillac et les pauvres roulaient en Ford. Aujourd’hui, les riches se promenaient en limousines et les pauvres poussaient des caddies dans lesquels s’empilaient des boîtes de Coca-Cola recyclables. » Le rêve américain s’est irrémédiablement transformé en cauchemar. Ainsi, Edward Bunker pose de nombreuses fois une question cruciale : les actes commis par les puissants – exploitation de la misère, logique carcérale jusqu’au-boutiste… – ne sont-ils pas aussi brutaux que les crimes de droit commun ? Sans dédouaner ses personnages, Les Hommes de proie pousse à la réflexion.

Edward Bunker, la bête enfermée entre quatre murs, écoutait la voix de Ivan Karamazov et aspirait à un destin dostoïevskien. C’est désormais lui qui met en scène les tragédies humaines, avec, soyons-en sûr, une véritable conscience d’écrivain.

Nicolas Vey