Cela ressemble un peu aux « anecdotes » que Jorge Luis Borges aimait à disséminer dans les pages de sa Revista Multicolor de los Sábados, le supplément littéraire dont il fut responsable au début des années trente à Buenos Aires : de très courts récits aux titres intrigants, souvent absurdes ou fantastiques, d’une efficacité inversement proportionnelle à leurs dimensions. Compatriote de Borges né en 1964, Eduardo Berti (auquel on doit déjà deux romans, Madame Wakefield et Le Désordre électrique) s’essaye à son tour à la miniature dans les dizaines de textes (longs de quelques lignes pour la plupart) de cette Vie impossible, musée de fulgurances étranges et poétiques placées sous le signe de la curiosité, qu’elle soit artistique, bibliophilique ou fantastique. A la différence de la Loi, rappelle Alberto Manguel dans sa postface, la littérature, à côté des grands monuments qui ont marqué l’histoire, s’occupe aussi de choses minuscules : elles n’en ont pas forcément moins de valeur, la « corporation des miniaturistes » (comme il l’appelle en songeant à Kafka, Vialatte, Calvino ou Swedenborg) n’exprimant sans doute pas moins de génie que celle des bâtisseurs de cathédrales. Avec une précision d’horloger suisse et une imagination sans limites, Eduardo Berti invente et assemble donc d’innombrables petites machines littéraires autonomes, proches parfois du haïku ou de l’anecdote (« Un homme qui n’a pas de langue maternelle. Il trouve toutes les langues également difficiles d’accès. C’est le véritable paria de ce monde »), qui toutes semblent renfermer le matériau d’une possible nouvelle fantastique ou d’un court roman.

Mais au lieu de laisser se déployer ces nouvelles et romans, Berti, tout au contraire, les condense, les plie sur eux-mêmes, les ramène à leur essence, mettant ainsi en valeur toute leur étrangeté. L’écrivain « étale devant le lecteur un trésor de romans à l’état d’embryons, de semences de récits qui, comme si elles avaient été saisies dans l’ambre, n’ont nul besoin de se développer davantage pour nous réjouir et nous étonner », conclut Manguel ; on pense aussi à l’ex-surréaliste Sarane Alexandrian qui, naguère, mettait à exécution son projet de rédiger, en lieu et place d’un roman, « le catalogue descriptif de tous les romans qu’il serait avantageux d’écrire aujourd’hui pour être un romancier idéal ». Le meilleur d’un roman tient dans son histoire, précisait-il ; « quand on tient un sujet original, tout le reste est affaire de routine, de technique, de labeur artisanal patient et monotone ». Et d’écrire ainsi Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit (Fayard, 2001), soit soixante propositions de romans uchronique, naturaliste, policier, historique, politique, burlesque et autres : un hymne à l’imagination romanesque qu’il concevait comme une satire de l’esprit littéraire de notre temps, « réactionnaire, conventionnel, mercantile, décadent ». A la différence cependant des projets de romans d’Alexandrian, les récits de Berti, eux, se suffisent à eux-mêmes : ils ont déjà trouvé leur forme idéale, laquelle peut, parfois, se ramener à une seule et unique phrase (« Quand le dinosaure se réveilla, les dieux étaient encore là, en train d’inventer à toute vitesse le reste du monde »). Le roman qu’elle contient n’en doit finalement pas sortir puisqu’il y est déjà tout entier : l’art de l’écrivain argentin est un art de l’extrême concision, de l’absolue densité, non pas que ses sujets ne lui permettent pas les longs développements, mais tout simplement qu’ils ne les nécessitent pas.

Les histoires de Berti, comme les Fictions de Borges dont elles se rapprochent par le ton et l’esprit, touchent pour beaucoup aux thèmes de la bibliothèque et de la langue, du livre ou du genre littéraire (l’enquête policière, par exemple). Voici deux sexagénaires lyonnais qui, au terme de quinze ans de travail, publient Bovary, un livre écrit en réutilisant dans le désordre tous les mots du roman de Flaubert ; là, c’est un érudit hawaïen qui redécouvre un vieux roman oublié, écrit en 1739, dans lequel tous les personnages portent les noms de grands écrivains anglais qui n’étaient pas encore nés : Fielding, Brontë, Conrad, Melville et autres. La chute, inattendue, est savoureuse : « Les gens chargés de recruter de nouvelles plumes ont remarqué, bien sûr, les noms dépourvus de prestige que comprend le roman, et on connaît déjà un éditeur londonien qui a fait une proposition millionnaire à un romancier de dix-huit ans sans avoir lu son premier livre », parce que son nom correspond à celui d’un des personnages du livre. Jeux de miroirs, vrai et faux (le thème du faussaire en art est bien sûr traité), monstres, mises en abyme (c’est le titre de l’un des récits), les brefs textes de Berti forment ensemble un labyrinthe littéraire infiniment plus riche et plaisant que bien des rayons de bibliothèques. Si l’on pense ici ou là à l’humour d’un Marcel Aymé, c’est pour remarquer aussitôt qu’il n’y a dans cette Vie impossible aucun texte ou presque qui joue du paradoxe temporel et de ses infinies possibilités. L’occasion, peut-être, d’autres récits de cette qualité.