« Un livre décrit des oeuvres dont l’auteur a eu l’idée mais qu’il n’a pas réalisées ». C’est la premières des 533 oeuvres imaginaires énumérées par l’artiste Edouard Levé et, de fait, la seule à faire mentir son propre programme : Oeuvres existe bel et bien et, entre musée rêvé et foire aux idées, donne en deux cents pages (index compris) le catalogue d’une exposition fictive dont le commissaire pourrait s’appeler Bustos Domecq. Les propositions sont froides, le style rigoureux, les descriptions sèches et précises : « Les résidus de gommage des dessins de tous les élèves d’une école des Beaux Arts sont recueillis pendant un an et agglomérés en cube » (n° 72) ; « Un manteau en vers luisants » (n° 64). Parfois, les dispositifs sont plus sophistiqués : Edouard Levé s’autorise alors des paragraphes plus longs, toujours au présent de l’indicatif et sans jamais rentrer dans le commentaire de l’idée à proprement parler : les disques, galeries, installations vidéo, performances, concerts, happenings, livres, photographies, séries, expériences visuelles et sensorielles inventoriées dans cette liste couvrent tous les champs de l’art moderne ou presque, comme une encyclopédie multimédia miniature ou une longue séance de zapping conceptuel.
Certaines des oeuvres imaginées dans Oeuvres font écho au travail personnel de l’auteur : une série de photographies d’Angoisse (un patelin authentique, rencontré par hasard sur la route des vacances et dont il a effectivement immortalisé toute la normalité : mairie, église, dancing, Angoissés), une autre d’homonymes (portraits en 50 x 50 d’homonymes vivants de Georges Bataille, Henri Michaux, Emmanuel Bove et autres) ; quelques uns de ses matériaux de prédilection (images découpées dans des revues porno, rêves reconstitués) et de ses marottes (la dissolution de l’identité, l’anonymat, la superposition, les séries) se retrouvent également dans cette vertigineuse collection portative ou, simultanément confronté à la neutralité d’une écriture parfaitement administrative et à l’excentricité de projets réalisables mais souvent loufoques (effet d’accumulation aidant), on ne sait trop s’il faut rire ou pas. Lues isolément, les oeuvres peuvent ne même pas faire sourire (quoique : « Trace d’une limace géante, une large ligne visqueuse et incolore parcourt une exposition, s’accumulant devant les oeuvres où l’animal s’est attardé », n° 312) ; collectivement, elles ne permettent pas de garder son sérieux très longtemps, même si l’humour n’est pas forcément la dimension principale d’un livre où le milieu artistique lui-même (le musée, son stock, son architecture, la manière d’accrocher les oeuvres au mur, l’histoire de l’art) est abondamment mis à contribution. N° 378 : « Pour une durée temporaire, les peintures d’un musée des Beaux Arts sont décrochées et remplacées par une peinture monochrome de dimension identique, réalisée à même le mur. Pour chaque tableau est créé une couleur moyenne, évaluée sur ordinateur par mélange de toutes ses teintes. A de rares exceptions, comme des études de ciel ou des tableaux nocturnes, avant le XXe siècle, la couleur dominante est le marron. » Cela ne manque jamais de finesse, ni bien sûr d’imagination. Une galerie de papier à glisser dans la poche, prête à l’usage, à visiter dans n’importe quel sens et n’importe quand, évolutive à loisir (prévoir du crayon et du papier). Entrée libre.