Dinaw Mengestu, 29 ans, est né en Ethiopie ; en 1979, sa famille se réfugie aux Etats-Unis pour fuir la révolution et le régime du Négus. Journaliste, diplômé de Columbia, il se lance dans l’écriture avec un premier roman original, inspiré par son exil, qui fouille très avant une réalité rarement explorée : celle de la vie sur le sol américain de ces primo-arrivants d’un genre nouveau, en provenance d’Afrique Noire ou d’Asie, minorités visibles qui s’intègrent lentement (et souvent difficilement) au mythique melting pot du Nouveau Monde.

Stéphanos a quitté l’Ethiopie à 16 ans, après l’exécution de son père, laissant derrière lui sa mère et son frère. Depuis 17 ans, rongé par la culpabilité (son père s’est laissé arrêter pour le protéger), il vit à Washington et tente de comprendre qui il est. Après plusieurs années passées chez son oncle et des études d’ingénieur, il a ouvert une épicerie de proximité dans le quartier de Logan Circle, autrefois bourgeois, aujourd’hui noir et pauvre. « Je n’étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure. J’étais arrivé en courant et en hurlant, avec les fantômes d’une ancienne vie fermement attachés à mon dos. Mon objectif, depuis lors, avait toujours été simple : durer, sans être remarqué, jour après jour ». Dans le silence de sa boutique, il trouve le calme, l’anonymat, le plaisir de travailler seul. Un luxe rare pour lui qui ne trouve pas sa place, toujours entre deux mondes. Les jours s’écoulent ; pour rompre sa solitude, il y a les soirées passées aux côtés de Ken le kenyan et de Joe du Congo, rencontrés à l’époque où tous trois jouaient les bagagistes pour un hôtel du centre-ville. Ken, ingénieur, croit aux pouvoirs de la grande Amérique, à son intégration future. Joe, lui, n’a guère d’illusions, et se laisse flotter au rythme des souvenirs d’Afrique. Ce qui les unit, c’est leur amour pour leur continent d’origine, la force de leurs souvenirs, la frustration qu’ils éprouvent quand ils pensent à ce qui les a poussés, chacun, à partir.

Leur jeu favori, une habitude : citer un dictateur, au hasard, et trouver l’année et le pays du coup d’Etat, du conflit qu’il a généré. Un jeu absurde, sans fin, qui traduit la dérision de ces exilés et permet à Dinaw Mengestu de replacer les choses, de pointer ce qui fait et défait les conflits en Afrique, ce qui ruine les Etats en déculpabilisant des populations prises en otage. Il livre là son espoir de voir un jour des solutions politiques (non plus seulement humanitaires) mises en place, des solutions de fond, pas une simple façon de venir encore et toujours panser des plaies béantes.

C’est son talent, cette façon insidieuse d’aborder des problèmes de fond en déroulant le fil de son roman, lequel vire vers la romance quand Judith, blanche, et sa fille Naomi, métisse, viennent s’installer en face de chez Stéphanos. L’occasion est trop belle de traiter des relations interraciales, point de friction dans la société américaine, liées à une problématique sociale, économique. Le regard de l’immigré sur les Etats-Unis, à distance parés de toutes les vertus mais qui ne résistent pas à l’examen approfondi, a fortiori quand on y vit, donne certains des passages les plus intéressants du livre. On y retrouve, quoique sous un angle différent, certaines des analyses qu’on a pu lire chez un Pelecanos, sur lesquelles se greffent les observations de cette diaspora nouvelle sur le sol américain, celle des immigrés d’Afrique noire, moins assimilables que les afro-américains, marqués par des cultures totalement différentes. A ce titre, la description des immeubles dans lesquels vit la communauté éthiopienne parle d’elle-même.

Ce mélange entre fiction et témoignage socio-culturel rend ce premier roman aux allures simples infiniment plus complexe qu’il n’y paraît. En témoignent également les liens que tisse Mengestu entre la vie de son personnage et la littérature, entre les réalités du quotidien et l’histoire, aussi bien des Etats-Unis que de l’Ethiopie. En racontant les rêves et le mal-être de Stéphanos, il revient sur la trace de l’intégration de ses parents, qu’il teinte de nostalgie, d’un sentiment de profonde solitude. « Un homme coincé entre deux mondes vit et meurt seul », dit Stéphanos à la fin de son long monologue. Raison suffisante pour trouver un endroit où s’enraciner.