Trois livres qui ne parlent que… d’autres livres. On tourne en rond ? Mais non. La littérature parle-t-elle jamais d’autre chose que d’elle-même ?

D’un livre qui parle de livres, on aurait tendance à dire qu’il tourne en rond. Et pourtant… Le livre sur les livres, comme on sait, est une sorte d’idéal fantôme de l’écriture, une conséquence pathologique de l’obsession du classement et de la bibliothèque. Enrique Vila-Matas a souvent théorisé la chose à sa façon oblique et ironique, notamment dans Le Mal de Montano. Du reste, il y a une logique là-dedans : un lecteur qui s’intéresse aux écrivains finit forcément par vouloir lire un livre qui parle d’eux. Souvent, ce lecteur écrit lui-même ; on tient alors le livre d’un lecteur qui écrit, et qui écrit sur d’autres écrivains, qui lisent eux-mêmes. La boucle est bouclée.

Vignettes et portraits

Exemple avec Patrick Roegiers, bien connu pour ses romans, ses travaux sur la photo et ses nombreux textes d’amour-haine sur la Belgique, son pays natal. Sur la quatrième de couverture de La Traversée des plaisirs, il décrit l’exercice d’une manière élégante, comme « une profession de foi dans les livres et l’écriture ». Comprenez qu’il a la manie de tourner en rond, lui aussi, et qu’il le fait bien. Ce livre sur les livres se découpe en deux parties : une série de vignettes fourre-tout à la Charles Dantzig (souvent cité), d’abord, avec des listes, des anecdotes, des faits mineurs et majeurs, des centaines de noms, des citations ; une série de portraits d’écrivains favoris, ensuite, de Perec à Simon, de Robbe-Grillet à Michaux.

Pièges

Attention, il y a des pièges : dans le chapitre sur Beckett, il est en fait surtout question de Joyce ; dans celui sur Dubillard, il est question d’un peu tout le monde. Les tics d’écriture de Roegiers sont agaçants (ces exclamations semées partout : « Quel fardeau ! », « Quelle traversée ! », etc.), mais son livre est délicieux. Comme il parle de 36 000 choses, on ne peut même pas s’en servir comme guide de lecture, et cette inutilité profuse le rend beau. Une anecdote, vraie ou fausse, pour la bonne bouche : aux répétitions de la célèbre pièce de Ionesco, l’acteur qui joue le capitaine des pompiers dit « cantatrice chauve » au lieu d’« institutrice blonde ». Lapsus grotesque, il rougit. Mais Ionesco, présent par hasard, est ravi. Il n’avait pas de titre : il en tient un.

Matignon vs Polac

On continuera avec deux recueils de critiques, signés Renaud Matignon et Michel Polac. En général, ce genre de compilation est toujours raté : les bouquins commentés sont oubliés, les allusions à l’actualité du temps incompréhensibles, etc. Mais les deux intéressés sont des pointures, et les deux tomes passent par la barre. Pour Matignon, on le savait déjà : La Liberté de blâmer, préfacée par Jacques Laurent et introduite par Etienne de Montety, avait déjà été publiée une première fois en 1998, l’année de sa mort. C’est un pavé (il en a très exactement l’allure), avec des dizaines de critiques du Figaro, classées par ordre alphabétique. On peut les lire dans le désordre, picorer, remiser le livre un temps puis le ressortir pour cinq minutes. Evidemment, on va directement aux éreintements, spécialité maison, qui sont superbes. Haro sur L’invention du monde,  d’Olivier Rolin. Claques à BHL, à Duras, à Darrieussecq, etc. Pour faire passer les pilules, Matignon évoque souvent les classiques, avec la rubrique « c’était à lire en… » où on retrouve Proust, Larbaud, Prévert, Renard.

Seconds couteaux

Les classiques, c’était aussi la marotte de Michel Polac, dans ses chroniques de l’Evénement du jeudi et Charlie Hebdo, rassemblées dans Mettez un livre dans mon cercueil. Plus précisément, les classiques peu connus : Polac n’aimait apparemment rien tant que les seconds couteaux sortis du tunnel, les oubliés remis au jour. Mais il n’oublie pas pour autant la nouvelle traduction de Dostoïevski ou la réédition d’une tragédie grecque, dont il parle avec la même bonhomie tonique que du dernier roman à la mode, sans prendre de gants, à la bonne franquette. On n’est pas obligé d’être toujours d’accord avec lui (cette prévention contre Jünger, allons !) mais, dans son genre, Polac ne se trompait pas souvent.

Arrêter de lire

Ces chroniques recueillies par Nadia Polac et Clément Rosset finissent en fait par former un autoportrait discret, avec marottes personnelles et spleen obscur, qui vire parfois à la déprime pure. Comparer Matignon et Polac est d’ailleurs instructif. Des deux, le vrai triste et le clown sobre ne sont en fait pas celui qu’on croirait. Enfin, pour clore le bal, signalons un anti-recueil de critiques ; ou, pour mieux dire, un anti-livre sur les livres. Il est signé Pierre Ménard (nom éminemment borgésien, vous ne trouvez pas ?), et s’intitule 20 bonnes raisons d’arrêter de lire. A le croire, lire rend snob, laid, triste, fainéant, solitaire, etc. Le malheur, c’est que c’est vrai, que les arguments touchent juste, et qu’ils sont drôles. Brûlons donc les librairies, faisons sauter les bibliothèques, et finissons-en une bonne fois pour toutes. Sans quoi les livres s’auto-engendreront à l’infini. La preuve.

 

La Traversée des plaisirs de Patrick Roegiers (Grasset)

Mettez un livre dans mon cercueil de Michel Polac (PUF)

La Liberté de blâmer de Renaud Matignon (Bartillat)

20 bonnes raisons d’arrêter de lire de Pierre Ménard (Cherche-Midi)