Publié un an seulement après Dieu Jr. (voir notre entretien-fleuve dans Chronic’art #27), Salopes (The Sluts en v.o.) est indiscutablement le roman le plus glauque et dégueulasse de Dennis Cooper, qui avait pourtant placé la barre très haut dans certains tomes du cycle « George Miles » ; d’un autre côté, c’est surtout le thriller psychologique le plus éprouvant et astucieux qu’on ait lu depuis longtemps : plus habile que jamais (la construction et les ressorts narratifs sont un modèle d’ingéniosité), Cooper utilise toutes les ressources du couple fantasme / réalité et toutes celles du couple virtuel / réel pour brouiller les pistes et composer une ode scabreuse et géniale au mythe et au mensonge.

Concrètement, Salopes se déroule dans le milieu de l’homosexualité SM américaine et des prostitués gays (que les âmes sensibles le sachent, tout le roman ne parle que de pratiques sexuelles extrêmes : fist-fucking, coups, baise sans capote, humiliation, pédophilie, snuff et fantasmes meurtriers, entre autres). La première partie est composée des fiches de satisfaction que les clients des tapins gays écrivent et postent sur un site spécialisé : comment s’est passée la séance, l’escort a-t-il tenu ses promesses, combien a-t-il coûté, etc. Toutes concernent un certain Brad Gordon, jeune tapin de 18 ans dont tout le monde dit le plus grand bien, même si les témoignages laissent entendre qu’il est malade. A mesure que les fiches défilent, des doutes se font jour : tous les récits de baise qu’elles rapportent sont-ils vrais ? Brad est-il un si bon coup que ça ? Qui est-il vraiment ? Où le trouver ? D’emblée, Cooper joue avec nos nerfs : dans cet univers virtuel où tout le monde est anonyme (les fiches sont postées sous pseudo) et où tout le monde fantasme à pleins tubes (les clients, adeptes des jeux de rôles sexuels, se montent des films en permanence), il devient vite impossible de départager le vrai du faux – incertitude d’autant plus insupportable que les pratiques et sévices infligés à Brad par ses soi-disant clients sont à la limite de l’ignoble.

Le jeu se poursuit dans la seconde partie, transcription d’un forum Internet où chacun y va de son témoignage sur Brad, de son anecdote, de sa rumeur ou de son fake. Fasciné, le lecteur se perd au milieu de récits infâmes jusqu’au délire, se demandant sans cesse si tout est vrai ou si tout est fantasme, et si un seul et unique mythomane fou ne se cache pas derrière tous les pseudos. Brad a-t-il vraiment décidé de se laisser démolir jusqu’à la mort (et devant caméra) par ceux qui le baisent ? Ceux qui disent l’avoir baisé récemment ne l’ont-ils pas confondu avec un autre ? Le dénommé Brian joue-t-il vraiment le rôle de manager en acceptant pour Brad les demandes les plus atroces (les uns veulent lui péter les jambes à la batte, les autres le castrer au bistouri, et ainsi de suite) ? Brad et Brian existent-ils ? Avec Salopes, Cooper pousse au maximum la réflexion sur les frontières (entre le fantasme et la vérité, le désir sexuel et le désir meurtrier) qui sont au coeur de sa littérature et, surtout, offre un extraordinaire roman sur le thème du mensonge, du mythe, de la manière dont il se construit et de celle dont il se propage. Si vous avez le coeur suffisamment bien accroché pour le lire d’une traite, faites-le. Sa puissance jouera au maximum, et vous en viendrez sans doute à la même conclusion que nous : Salopes est le meilleur roman de Dennis Cooper.