Le lecteur pénètre dans cet essai comme dans une forêt déjà connue et explorée, où ses célèbres prédécesseurs (qu’ils s’appellent Rousseau, Sansot ou Stevenson) ont néanmoins veillé, d’une part à ne pas trop civiliser le paysage, d’autre part à l’enrichir de leurs sensations et de leurs visions. La promenade littéraire à laquelle David Le Breton invite nous extrait avec bonheur des marches citadines de plus en plus souvent circonscrites aux parcours qui séparent l’immeuble du métro et le métro du boulot, nous extirpe de cette mobilité aujourd’hui décrétée comme l’apanage de la modernité -fausse mobilité, dont Internet constitue l’apogée, qui neutralise le corps. L’exclusion de ce dernier « limite le champ d’action de l’homme sur le réel, diminue le sentiment de consistance du moi, affaiblit sa connaissance des choses ». Disparaît du même coup une part importante de ce qui rend l’autre distinct, différent et irréductible à ses seules opinions.
Presque tout dans la marche s’oppose aux valeurs de l’idéologie urbaine et branchée du moment. Elle est séparation, éloignement de la ville qui atrophie les sens, du travail qui les condamne à l’utilitarisme. Elle se décline en autant de sensations qui consomment la rupture. Le temps se dilate, hors des contraintes et des objectifs. L’espace épouse le rythme du marcheur, le court chemin devient voyage, la simple clairière image du cosmos. Le silence, enfin, peut renaître -non seulement comme absence des bruits du quotidien, mais comme découverte des sons du monde, de la musique originelle, comme langage de la nature. « Le silence élague l’homme », écrit David Le Breton, retrouvant les traces de Théodore Monod (« Le désert émonde l’homme »). Il les suit jusqu’au bout du chemin, lequel, comme tous ceux d’où sont absents les leurres -techniques ou médiatiques- de la société du spectacle, mène aux questions essentielles. Si la marche rend inutiles les prothèses et les masques parce qu’elle « décentre de soi et restaure le monde, inscrivant l’homme au sein de limites qui le rappellent à sa fragilité et à sa force », elle conduit de surcroît à vivre l’expérience d’une sorte de fusion entre soi et le monde. Sous la double forme de l’émerveillement et de l’effroi, elle ouvre les voies du sacré et du spirituel, les voies de l’au-delà de soi.
L’harmonie, pourrait-on croire, nous attend à l’issue du chemin. En nous rappelant qu’il n’en est rien, que « seul compte le chemin parcouru », David Le Breton éveille en échos quelques vers de l’Ithaque de Cavafy, des Proverbes et chansons de Machado (« Caminante, no hay camino / El camino se hace al andar » – « Marcheur, il n’existe pas de chemin / Le chemin se trace en marchant »). Qu’importe en effet l’issue du chemin puisqu’il vous a purgé, comme l’écrit Stevenson, « de toute étroitesse d’esprit et de tout orgueil ».