Suite à l’appel passé sur les stations de Radio France, plus de deux mille textes ont été collectés pour offrir, enfin, la parole aux détenus. Deux livres proposent aujourd’hui une partie de ces textes. Si l’on fait abstraction de la maquette ratée et de la plupart des photos, très éloignées de la puissance de suggestion et de la force nette que possèdent, par exemple, celles de Jane Evelyn Atwood (Trop de peines), il ne subsiste du premier qu’un « bel objet » encombrant, où la « mise en images » (dixit l’éditeur), qui se contente de coller 75 textes sur fonds photographiques, finit par les rendre difficilement lisibles. On peut heureusement se procurer le Librio, à la sobriété bienvenue, riche de 209 textes débarrassés de la « mise en images ». Le lecteur devra cependant s’abstraire encore de la « mise en textes » de Jean-Pierre Guéno. Désireux de classer ces paroles de détenus selon « la structure d’une marelle, allégorie par excellence de la vie humaine », il les place dans des cases qui sont autant de cellules, introduites par des textes navrants, mélanges verbeux de lyrisme suranné et de bons sentiments.

Restent, enfin, les textes. Tous disent la même misère, où s’entremêlent douleurs physiques et souffrance morale pour pénétrer les corps et les esprits du sentiment de leur indignité. L’appareil judiciaire, le fonctionnement de la prison, l’attitude des gardiens, tout leur déclare quotidiennement et à chaque stade de ce parcours qu’ils sont désormais indignes. Indignes de vivre libres, indignes même de préserver leur liberté intérieure. Les humiliations, les violences, les viols, les frustrations, les calmants, les drogues, les travaux épuisent leur lutte et leur humanité, progressivement, lentement, dans un rapport au temps vécu comme une guerre.

On ne peut rendre compte de ce dont témoignent ces textes. Il faut les lire. Découvrir ainsi, également, à quel point l’inégalité s’accroît en prison. Entre ceux qui ont les moyens d’acheter les compléments nécessaires au peu qui est fourni et ceux qui ne possèdent rien. Entre ceux qui parviennent à libérer une parcelle d’âme grâce à la pensée et à l’écriture et ceux à qui rien, en ce domaine, n’a été donné (38% des détenus sont illettrés).
La prison, « zone de non-droit, qui abîme plus qu’elle ne répare ». Le constat dressé par l’OIP (Observatoire International des Prisons), publié à la fin du recueil, est sans appel. Il permet de dévoiler, en écho aux textes-témoignages, le mépris permanent des droits de l’homme qui règne dans ces lieux. Au point que l’on ne sait plus si portes, murs et barbelés sont établis pour empêcher les regards des prisonniers de s’échapper ou pour éviter aux regards des hommes « libres » de percevoir ce qui a lieu là. Fosse de misère et de détresse, loin des cœurs et des esprits des bien-pensants, d’où sortent des femmes et des hommes mutilés et inadaptés.

Rappelons pour conclure ces phrases de Georges Hyvernaud : « On publiera des belles choses sur l’énergie spirituelle des captifs. Et on ne dira rien des cabinets. C’est pourtant ça l’important. Cette fosse à merde et ce méli-mélo de larves. Toute l’abjection de la captivité est là, et l’Histoire, et le destin. Et voilà un bouquin que j’aurais aimé écrire. Bien simplement, bien honnêtement. Un bouquin désolant, qui aurait l’odeur des cabinets et il faudrait que chacun la sentît et y reconnût l’odeur insoutenable de sa vie, l’odeur de son époque. Et que toute l’époque lui apparût comme une mélasse d’êtres sans pensée, sans squelette, grouillant dans les cabinets, comme nous, s’emplissant et se vidant avec gravité, sans fin et sans but. Et que le sens, le non-sens de l’époque fût là-dedans, visible, lisible, incontestable. » (La Peau et les os, Le Dilettante, 1997)