Rappel éclairant : en 1980, de nombreux analystes estimaient que la France ne pourrait supporter un taux de chômage supérieur à 4 % sans risquer crise politique, mouvements sociaux ou actes insurrectionnels. Avec ses 15 % aujourd’hui, la France ne semble pas au bord de la révolution. Est-ce à dire que l’analyse était fausse ? Non, répond Christophe Dejours : la France de 1980 n’aurait sans doute pas, en effet, supporté un tel taux. Celle d’aujourd’hui le peut, après vingt années pendant lesquelles, en même temps que les méthodes libérales de gestion pénétraient dans les entreprises, augmentait la tolérance à la souffrance et au mal.
Souffrance dont on parle très peu, quand elle n’est pas tout simplement déniée. Pourtant, qu’elle soit physique ou psychique, qu’elle prenne la forme de blessures et d’usures ou celle d’angoisses liées à la crainte de l’incompétence ou à la non-reconnaissance, la souffrance au travail est désormais d’autant plus profonde qu’elle passe par des voies plus subtiles (menaces de licenciement et de précarisation, chantages, pressions, etc.).

Ce constat établi, reste la question essentielle : pourquoi la vision de la souffrance ne crée-t-elle plus ni la compassion, ni la solidarité, ni la révolte, comment ce qui relève du « mal » devient-il un « malheur » subi passivement comme un destin ? Christophe Dejours y répond en s’appuyant sur les analyses de Hannah Arendt : le mal et la souffrance sont acceptés quand ils ne sont plus ressentis comme les effets d’une injustice.
La suite de l’essai emprunte à Jürgen Habermas la notion de « distorsion communicationnelle » pour analyser comment le discours dominant, sous prétextes et « faux concepts » de « lois économiques », de « raison économique », de « réalisme économique » et de « logique économique », présente comme normales les pratiques de peur et d’exclusion qui conduisent à la violence et à la souffrance.
Ce discours prend naissance au sein des entreprises, où il remplace la réalité du travail par un ensemble de descriptions et de slogans basés sur les résultats (et plus sur les activités qui les produisent) et sur l’image de marque. A tous les niveaux, le discours recrute et ne doit être que valorisant : chaque service, chaque cadre doit communiquer et travestir la réalité pour faire sa propre publicité auprès des autres et de la direction.

En plus de travestir la réalité, le discours valorise également certaines attitudes, présentes dans de nombreuses « cultures d’entreprise » : l’efficacité, la rentabilité et surtout la virilité, subtilement analysée ici comme la capacité « d’infliger la souffrance ou la douleur à autrui ». Les innombrables cadres qui supportent leur soumission en devenant eux-mêmes de petits chefs, toujours prêts néanmoins à rejeter la responsabilité du mal sur leur hiérarchie, témoignent de la puissance de ces valorisations.
Cette manière de nier sa responsabilité et d’anesthésier son sens moral rappelle les réactions d’Eichmann, répondant continuellement à ses juges, lors de son procès, « Je n’étais qu’un exécutant ». Méfions-nous cependant des amalgames faciles. Tous ceux qui, quotidiennement, dans le cadre de leur travail, causent souffrances et blessures, ne sont pas des Eichmann. Le libéralisme n’est pas exactement un totalitarisme -le premier use de la peur, le second de la terreur. Mais méfions-nous aussi d’une passivité qui naîtrait de ce que le libéralisme est une forme de totalitarisme désormais communément acceptée.