Manifestement entamé comme un projet récréatif (la première partie est parue en chapbook très limité en 2003 et la version intégrale ne paraît aux USA que cet hiver), le quatrième roman de l’intrigant Brian Evenson démarre, à contresens de la littérature à thèse très concentrée du précédent Inversion ou de l’abstraction glaciale de Contagion et Dark property, comme une variation cinglée, très gore et très drôle autour du roman noir (Evenson cite Dashiell Hammett, Jim Thompson ou Jean-Patrick Manchette). Soit les mésaventures infortunées, absurdistes et franchement dégueulasses de l’inspecteur Kline (sobriquet déjà croisé chez Evenson à plusieurs reprises), qui se remet à peine d’une terrible auto-amputation de la main contrainte et forcée par le « gentleman au hachoir », et que contacte une secte de fous furieux dont le quotient de foi est relatif au nombre de membres dont ils sont diminués.

D’emblée, la sordide invention est formidable. Kline est érigé malgré lui en prophète contre les faux prophètes, et la description remarquablement détaillée des us et coutumes de la confrérie suffirait presque au bonheur littéraire : les grades (les « un », les « quatre » ou les « douze ») correspondent au nombre de membres amputés et donnent le droit d’accéder à différentes parties du manoir où les membres se terrent, chaque amputation volontaire s’accompagnant d’une cérémonie. On s’écharpe volontiers autour des problématiques théologiques des amputations accidentelles ou autour du point de savoir si l’amputation du pied correspond à un membre, à cinq membres (les orteils) ou à six (les orteils et le pied). Mais ce sont surtout les péripéties prodigieuses qui surviennent qui enflamment le livre : Evenson propose une enquête en négatif sur la reconstitution d’un meurtre, il nous sauve in extremis grâce à une secte dissidente où tout le monde s’appelle Paul en hommage au pianiste manchot Paul Wittgenstein (frère de Ludwig), et ses héros lancent finalement une contre-attaque hilarante et terrible tout en humant en boucle un psaume sur leur condition d’être humain (« Quand cesse-t-on d’être humain ? Quand on décide d’empoigner par les cheveux la tête d’un cadavre, de la brandir devant soi comme une lanterne, tel Diogène qui cherche un homme ? »)… C’est haletant de bout en bout.

Fouillant plus ardemment que jamais la matière du langage et ses innombrables crevasses et paradoxes sémantiques, Evenson multiplie les faux-semblants et les fausses pistes, notamment dans les très nombreux dialogues, beckettiens en diable, qui oscillent sans cesse entre dialogues de sourd hilarants et humour noir bas du front presque réjouissant. Enfin, il y a la délectation si trouble du dégueulasse, qui déborde de chaque phrase et de chaque corps, et qu’on a rarement l’occasion de lire en long et en large dans une œuvre de fiction si ambitieuse. Apparemment plus que ravi de patauger dans son jus saumâtre, Evenson accouche d’un monde où les mystères et les hachoirs luisent avec la même clarté, et son écriture, comme magnétisée par la puissance d’évocation de son projet, accède à un niveau de précision et de décision inédit, proprement redoutable.