Au cœur de ce récit tragique -le voyage géographique et intérieur d’un exilé Tutsi au Rwanda-, le lecteur captivé se trouve emporté malgré lui dans les terribles mâchoires du piège ethnique. À l’heure du génocide, saisi de colère à l’écoute des propos scandaleux tenus alors par les médias occidentaux, Benjamin Sehene, exilé de longue date, prit l’avion pour le Rwanda afin d’accomplir ce qui allait s’avérer un voyage au bout de la nuit. Qu’est-ce que le piège ethnique ? Un bricolage salement racial, honteusement fabriqué à partir de bases sociologiques, mythiques, idéologiques et religieuses, sorties tout droit de l’esprit du colonisateur, et projetées à la hâte sur le terrain, constituant ainsi l’arrière-plan politique, historique et culturel du temps qui allait déterminer l’avenir sinistre du pays.

Le tragique, quand il est grotesque, confine au rire nerveux. Lorsque le colonisateur et missionnaire Blanc est arrivé au Rwanda, il a noté ceci : les Tutsis mesurent en moyenne 1,76 m (grands), sont des pasteurs de taille élégante et élancée (ils séduisent nos femmes), ont la parole et le geste lent et mesuré (la sagesse), un regard lointain encore perdu dans les sables des fabuleux déserts égyptiens (on leur supposait une origine Nilotique ou Hamitique, descendant des peuples égyptiens), disposent du bétail et surtout d’un vrai pouvoir sur les vrais Nègres eux, plus petits de taille (les Hutus mesurent environ 1,67 m et les Twas, n’en parlons pas : 1,52 m). Le colonisateur, fatigué par le voyage et la chaleur, en a conclu : calquons notre administration coloniale sur cette structure « préexistante », du moins telle qu’elle apparaît derrière nos grosses lunettes en cul-de-bouteille de doctes et respectables anthropologues (cf. les œuvres complètes de Tintin et Milou). Pour ne pas oublier ses savantes et suantes observations socio-anthropologiques, il a même fabriqué et distribué des cartes d’identité raciales, portant mention tamponnée et encrée de l’ethnie, fixant ainsi à tout jamais sa propre structure d’interprétation. Et le 7e jour, il s’est reposé en sirotant un whisky. Le piège ethnique était mis en place, il ne lui restait plus qu’à fonctionner, et couler des jours tranquilles et sanglants.

Il aboutira au fameux génocide de 1994, de tellement sinistre mémoire, qu’un Blanc normalement constitué ne pourra y voir que la conséquence de rivalités ancestrales, dans lesquelles, ma chère, nous ne saurions avoir aucune responsabilité, puisque c’est une affaire « négro-Nègre », qu’ils ont voulu l’Indépendance, et que maintenant ils l’ont. Oui, il y a eu faute internationale grave au Rwanda. Elle ne date pas d’hier, nous rappelle Benjamin Sehene dans ce livre exceptionnel. Ceux qui veulent comprendre la vérité sur le génocide rwandais, ses causes, ses implications et ses conséquences, le liront comme un témoignage à cent coudées au-dessus de toute la littérature du genre. À la différence près qu’il ne s’agit pas d’un livre de journaliste, mais d’un écrivain d’origine Tutsi, qui sait qu’en chaque homme gît et vit la totalité de l’humaine condition. D’une surprenante courtoisie, il vous prévient quand il se sent glisser dans le piège ethnique, et dévoile du seul effet d’une écriture droite, limpide et saisissante, une subjectivité douloureusement lucide qui paie au prix fort le courage de la rigueur et de la probité. Car tout commence par la vérité avant qu’on puisse poser la question : Que faire après un génocide ? À ne pas manquer, pour tous ceux qui ont la vaillance d’aller au cœur des ténèbres.