On a l’humour de son climat. Inutile de dire à quel point l’on goûte la causticité froide et mordante de la disposition d’esprit scandinave, nulle part mieux résumée que dans l’œuvre abondante de l’exquis Paasilinna : le Finnois nous revenait il y a deux ans avec un délicieux périple romanesque dans lequel il accédait, avec une rare célérité, aux sommets du loufoque, aujourd’hui disponible en collection de poche. Ceux qu’avait déconcerté la fameuse promenade de Vatanen et de son protégé (Le Lièvre de Vatanen) y suivront avec plaisir l’épopée transfinlandaise d’un conseiller-géomètre, charismatique héros du livre, que l’on découvre comme tombé du ciel au beau milieu d’un boulevard, parfaitement amnésique, les poches pleines de billets. Il monte dans un taxi qu’il ne quittera plus, le chauffeur, prélevant son salaire sur l’inépuisable pactole, n’hésitant pas à le convoyer, selon ses capricieuses instructions, aux quatre coins du pays : d’abord confident, finalement ami, il fera le meilleur des compagnons de route dans ce voyage aux frontières de l’absurde. C’est que Paasilinna n’a pas le nomadisme tranquille : au nombre des multiples tribulations de notre géomètre amnésique, malicieuses extravagances comme la réalité sait parfois en donner, il faut compter notamment une orgie d’oignons crus au fond d’un char d’assaut, la création d’une fabrique de saucisses improvisée, l’agréable rencontre d’un groupe de végétariennes françaises qui testent leurs capacités de résistance physique dans les forêts nordiques et, clou du spectacle, l’étrange comportement d’un ancien combattant qui, après mûre réflexion, prend la stoïque décision de dynamiter méthodiquement le complexe agricole qu’il avait mis plusieurs années à construire.
Sous les atours plaisants (et souvent hilarants) d’un carnet de route saugrenu où s’accumulent nonsenses et événements peu banals, l’étrange littérature d’Arto Paasilinna révèle un insaisissable malaise, où se mêlent la fascination de la destruction et l’étonnement toujours renouvelé devant l’imprévisibilité de la comédie humaine. Racontée sur un ton mi-attentif, mi-désabusé, cette cavale linéaire du conseiller-géomètre sur les routes de l’absurde, jamais plus spectaculaire que dans ces trente pages strictement descriptives où notre homme et son ami labourent et explosent point par point le fruit d’une vie de travail, laisse finalement une impression de noir absolu -un noir auquel le paradoxal Paasilinna fait goûter, en nous en faisant voir de toutes les couleurs. La Cavale du géomètre, ou le tragicomique par excellence.