Rien de plus instructif qu’une bonne grosse correspondance entre écrivains conséquents. Voyez Baudelaire, Flaubert, Mallarmé, Céline, Joyce : leurs lettres, même parfois insignifiantes, ne sont jamais tout à fait en marge du livre en cours ; elles appuient en coulisse ce que nous devinions : une revendication artistique quotidienne que l’échange épistolaire vient confirmer. Malheureusement, tous les grands auteurs n’ont pas toujours de grandes choses à se dire et certains courriers auraient sans doute mérité que la postérité, cette postière instable, oublie de nous les adresser.
A notre droite, donc, le Dr Arthur Schnitzler (1862-1931) ; il est, en son temps, un écrivain célèbre ; on le connaît à cause de l’adaptation cinématographique récente d’une de ses nouvelles, le Retour de Casanova. A notre gauche et plus prés de nous, Stefan Zweig, romancier, essayiste, dramaturge, dont les livres n’ont pas pris de ride. Le seul point commun entre ces deux hommes est qu’ils ont tous les deux écrits des vacheries sur le ci-dessus mentionné Casanova (dont c’est aujourd’hui, 4 juin 2001, le 203e anniversaire de la mort, occasion de lire ses Mémoires). Zweig est un immense admirateur de Schnitzler à qui il envoie, tremblant d’émotion, son premier recueil de nouvelles. Commence une correspondance plus ou moins régulière durant laquelle l’auteur de La Confusion des sentiments a beau n’avoir que dix neuf ans de moins que son maître, son ton sera toujours celui de la dévotion niaise et paralysée d’un écrivain avide de trouver un papa littéraire : « Dés que vous me parlez, je n’en reste pas moins le garçonnet timide avec un peu de duvet au menton » (il est alors âgé de 45 ans). Aux lettres tantôt enflammées, tantôt lourdement révérencieuses, Schnitzler, lui, ne se fatigue que d’une ligne, voire deux, s’achevant parfois d’un sec : « réponse superflue », entendons : laissez-moi tranquille s’il vous plaît. L’amitié, entre adultes germaniques, est chose difficile et le vieil homme, méfiant, n’a pas vraiment envie de se consacrer à un autre art que le sien. Quand il ne charge pas son épouse de répondre à sa place au jeune Stefan, il condamne et oriente l’échange sur des problèmes ennuyeux de droits d’auteurs, de représentations théâtrales, de rendez-vous à dîner ponctuels, etc. Avec les années (on traverse la Grande Guerre sans connaître vraiment, sécheresse oblige, les tourments intérieurs qu’ils purent endurer) un léger réchauffement s’installe et le docteur se risque çà et là à laisser échapper un point d’exclamation à la fin d’un envoi ou signer un peu plus familièrement que d’habitude. Après tout, bien que cette correspondance ne nous apprenne rien et ne donne pas cette explosion d’intelligence et de sensibilité que ce genre de rencontre permet, il est peut-être une leçon à retenir dans tout cela: la profonde humilité et le dévouement sincère d’un Stefan Zweig proche du suicide, et la pudeur, la droiture d’un Schnitzler recroquevillé sur lui-même. Point d’artifice, d’arrivisme, ni de concours d’ego. C’est peu, certes, mais c’est déjà pas mal.