C’est sur la couverture des célèbres Chroniques de San Francisco que le nom d’Armistead Maupin a fait le tour de la ville (San Francisco, bien sûr, premier berceau des mœurs ouvertes et havre homosexuel dans une Amérique seventies d’un puritanisme toujours sourcilleux), du pays puis du monde, jusqu’à l’élever au rang de véritable icône d’une communauté gay dont il a accompagné tous les combats. Pour mémoire, c’est en 76 que le jeune homme de bonne famille (de rigoureux conservateurs de Caroline du Nord : tu seras avocat ou colonel, mon fils), après un tour au Vietnam et un emménagement imprévu à San Francisco, signe un contrat avec le canard local auquel il promet 800 mots par jour, week-end exclu ; après quelques mois d’une discipline journalistique de fer applaudie par les lecteurs, on propose à Maupin d’en tirer une compilation littéraire qui, finalement, aboutira aux six tomes mondialement connus des Chroniques.

Leur succès a largement éclipsé sa première tentative romanesque, Maybe the Moon : il y revient aujourd’hui dans une fiction fortement autobiographique où, caché derrière un narrateur translucide, il exorcise ses démons et s’offre une aventure sentimentale et humaine plutôt bien contée. Voici donc Gabriel Noone, écrivain homosexuel à succès, dont tous les noctambules écoutent chaque soir le Noone at Night à la radio ; Gabriel sort d’une douloureuse rupture avec Jess (alias Terry Anderson, manager de Maupin) et s’enlise dans le chagrin lorsque atterrit sur son bureau, entre des dizaines d’autres, un manuscrit auquel son éditeur le presse de jeter un œil. Il s’intitule « La Fabrique de cirage » (clin d’œil à Dickens) et raconte par le menu les horreurs subies par un môme d’une dizaine d’années, battu, violé, filmé et lucrativement prostitué par ses parents. Gabriel chancelle, s’émeut, donne sa bénédiction sur la quatrième de couverture et entre en contact téléphonique avec le jeune Pete, 13 ans, auteur de la bouleversante autobiographie ; au fur et à mesure des échanges s’installe une proximité qui ne tardera pas à se transformer en véritable amour filial par coups de fil interposés. Pete le questionne et lui raconte sa séropositivité, sa mère adoptive, ses lectures et les tuyaux qui lui traversent le corps sous sa tente à oxygène. Mais au fait, quelqu’un a-t-il déjà rencontré Pete en chair et en os ?

Maupin excelle à faire progresser de concert les deux versants de ce roman habile, mêlant à la dimension proprement personnelle et sentimentale du récit une intrigue policière au suspense subtilement dosé et qui rend explicitement hommage au Vertigo d’Hitchcock. Si les développements familiaux et les longs paragraphes consacrés aux rapports du narrateur et de son père échappent miraculeusement à tous les clichés du genre (là encore, la part autobiographique est tangible : dans la fiction comme dans la réalité, Maupin père est un jovial réac très déçu par les mœurs de son fils, qu’il a d’ailleurs apprises par une lettre des Chroniques), l’invraisemblable déballage intime, conjugal et sexuel auquel on est ici confronté frise le pathétique. Pour le reste, l’auteur joue avec plus ou moins de retenue de la corde mélodramatique, parvenant toutefois, grâce à une écriture précise et fluide, à faire percer une émotion réelle. Maupin maîtrise admirablement ce récit ambitieux où se multiplient les thématiques (la paternité, le couple, l’absence, la perte, la manipulation, l’homosexualité, l‘autobiographie), mais le romancier ne vaut peut-être pas encore le chroniqueur.