Tout commence par un schéma à main levée, histoire de planter le décor : Kittur, port sur la mer d’Oman, ses principaux bâtiments, quelques rues, des frontières physiques autant que symboliques, forêt au nord, rivière à l’est, citadelle et Salt Market Village au sud. Les Ombres de Kittur tient du guide pour touriste enclin à la flânerie autant que de la comédie de mœurs. L’introduction donne le ton : « La mousson arrive en juin et tient le siège jusqu’en septembre. Les trois mois suivants sont secs et frais. C’est la meilleure saison pour visiter Kittur. Eu égard à la richesse historique et à la beauté du site, à la diversité des religions, des races et des langues, un séjour minimum d’une semaine est recommandé ». Pendant du Tigre blanc, premier roman pour lequel Aravind Adiga, formé à Columbia et Oxford et journaliste à l’origine (autant de particularités qui caractérisent très évidemment sa manière d’écrire) obtenait en 2008 le Booker Prize, le recueil déroule une semaine fantaisiste dans cette ville fictive, sept jours sur un espace temps élargi, entre deux assassinats (titre anglais : Between the assassinations), celui d’Indira Gandhi en 1984 et celui de son fils, Rajiv, en 1991, date clef si on en croit l’auteur pour positionner la bascule entre vieille et nouvelle Inde.

Les quatorze textes du recueil forment un portrait au vitriol d’une société indienne en transition, où on retrouve l’essentiel des travers dénoncés dans Le Tigre blanc, de même que dans d’autres morceaux de littérature indienne (L’Histoire de mes assassins, d’un autre journaliste, Tarun J. Tejpal, est un bon exemple du genre). Corruption, violence, pauvreté, brutalité des rapports sociaux orientés par les appartenances de castes, de confessions, voilà pour le quotidien des habitants de Kittur. La promenade initiée par Adiga compose autour de l’apparente neutralité de l’introduction de chaque chapitre, qui présente les sites sous la voix du guide de voyage, avec détails historico-anecdotiques, pour mieux se saisir de la trivialité du quotidien, misère, désordre, foule, bruit, odeurs, mouvement perpétuel. Le regard d’Adiga, mordant, sans concession, est servi par son souci du détail, sa manière de s’arrêter sur une figure qui passe, toujours nouvelle, toujours différente de la précédente, quand bien même les problématiques abordées demeurent similaires. Le recueil n’a pas vocation à analyser la société indienne dans son ensemble ; il traque plutôt l’individu, à travers un panel de protagonistes variés mais confrontés aux mêmes absurdités et pareillement impuissants. Le luxe de détails permet de cerner la richesse de Kittur, qui tient à sa diversité et à son histoire, aussi bien qu’à ses archaïsmes. Et si tous les récits ne se valent pas, la fausse Kittur, lien physique entre les personnages qui impose au texte dans son ensemble une dynamique singulière, se dote en définitive d’une identité qui la rend plus vraie que nature, incarnée par les figures arpentant ses rues, envahissant chacun de ses espaces. Au point que quand le coolie Chenayya s’interroge, entre deux livraisons : « Gandhi avait il existé ? Toutes ces choses – l’Inde, le Gange, le monde extérieur à l’Inde – étaient-elles réelles ? Comment pouvait-il le savoir ? », la question perd presque de son absurdité. Microcosme fictif, Kittur parvient à exister par elle-même.