A en croire Edouard Glissant, on ne saura jamais vraiment qui fut Faulkner. Cette opacité biographique, le brésilien Antônio Dutra vient de s’y frotter et de l’investir comme matière romanesque. C’est son second roman (le premier reste inédit en français) et cela lui a valu le Prix de la jeune littérature latino-américaine 2008. Il y recueille un à un des morceaux dispersés de la vie de l’auteur, tels de petits bouts de miroir éclatés, et les recolle en tenant en haleine son lecteur. Non sans un parti-pris initial qui joue en sa faveur : il se concentre sur un seul mois de la vie de l’auteur d’Absalon, Absalon. Pas n’importe quel mois : celui d’août 1954, qui correspond au déplacement de Faulkner à São Paulo à l’occasion d’un congrès international d’écrivains. Carl van Vechten, un photographe américain, l’a photographié la même année. Le portrait est connu : Faulkner y arbore un costume fringant, qui contraste nettement avec la simplicité du mur de briques devant lequel il pose. Elégance et modestie, charme sans cesse réinventé du dandy et indécrottable pragmatisme du sudiste s’y conjuguent, le temps d’un cliché.

Cette image à double facette que s’est construite Faulkner, on la retrouve au coeur du roman de Dutra. Tout en s’en tenant à son propos, il bâtit son récit autour de trois pistes, trois versions de la façon dont Faulkner aurait vécu cet épisode du congrès. Un événement qui le contraint à se représenter dans une posture d’écrivain émérite et primé, qu’il n’endosse semble-t-il pas sans réticence : « Il était fatigué d’être obligé de se lever, de se coucher, de se montrer en smoking ou en costume dans des parodies – chaque fois pires – de la remise du Nobel, auxquelles on associait à la hâte la dernière ‘nouveauté’ ou un notoire écrivain local ». Le Nobel, Faulkner l’a en effet décroché cinq ans plus tôt. Il recevra ensuite le Pulitzer à deux reprises, pour Parabole en 1955 et Les Larrons en 1963. Malgré cela, à en croire Dutra, on insistait encore dans les années 50 pour voir en lui un « paysan rude ».

Dans la seconde partie du roman, Dutra délaisse un temps l’épisode brésilien, le tissu de conversations, de coulisses et points de vue croisés sur Faulkner (qu’il a d’ailleurs démêlé avec un certain doigté) et s’autorise une escapade vers d’autres horizons, ceux de l’admiration et de la filiation. Il embraye ainsi sur une rencontre rêvée avec l’écrivain Conrad, auquel il fait demander à Faulkner un autographe. Un second raccord imaginaire s’opère aussi par l’intermédiaire d’une figure féminine entre Faulkner et Joyce, qu’il aurait cherché à croiser en 1925, à Paris : « Tous deux étaient faits de la même matière périssable, tous deux pouvaient construire des mondes qui, s’ils n’étaient pas éternels, au moins semblaient l’être. Joyce redessina Dublin avec des mots, et lui aussi recomposerait un monde. Avoir vu Joyce compte davantage que tout ce que n’importe quel autre écrivain aurait pu lui apprendre ». Retour ensuite au Brésil à travers une agréable reconstitution d’entretien donné à un journaliste local, avant que Faulkner ne plie finalement ses valises : « Faulkner se préparait à redevenir William puis, finalement, Bill. Il voulait rentrer à Rowan Oak, retrouver le vieux jeu d’échecs des relations qu’il connaissait bien. Chaque déplacement et possibilité, infinis, mais néanmoins restreints à des mouvements préétablis, sur fond de ce paysage qu’il avait découvert en le voyant, mais qu’il avait appris à capturer grâce à Cézanne ».