On ne commence à refaire surface qu’à la fin de ce livre incroyable et, à vrai dire, on en est très content. Ce qui compte, semble-t-il, avec les quarante-neuf narrats qui forment Des Anges mineurs, surtout si l’on découvre avec ce texte l’œuvre de l’auteur, c’est la certitude qu’on en tire d’avoir été confronté à un projet littéraire qui dépasse largement les deux cents pages du volume que l’on vient de lire, d’être arrivé à grand peine sur le seuil d’un édifice d’une ambition titanesque qu’Antoine Volodine, depuis onze livres et quatorze ans, construit sur papier. Non que cet ouvrage ne puisse être considéré comme insuffisant ou partiel en soi, mais on prend bel et bien conscience à sa lecture de se lancer sur la route d’un monde littéraire neuf et inédit. Volodine représente à lui tout seul un mouvement littéraire, baptisé par lui « post-exotisme », « colonisation de territoires romanesques et imaginaires » dont il a théorisé l’histoire dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998), en en établissant une bibliographie de plus de trois cents livres écrits en 1977 et 2018 et en en exposant les développements (genres, poétique, formes).

Des Anges mineurs est une succession de narrats, cette forme canonique du post-exotisme : « textes post-exotiques à cent pour cent, instantanés romanesques qui fixent une situation, des émotions, un conflit vibrant entre mémoire et réalité, entre imaginaire et souvenir […], séquences poétiques à partir de quoi toute rêverie est possible, pour les interprètes de l’action comme pour les lecteurs ». Dans le monde dont nous parle Volodine, quelques siècles et quelques Tchernobyl après le nôtre, la planète dévastée compte ses humains par centaines à peine, conscients de la fin approchante de leur espèce ; ceux qui restent en sont revenus à une vie rurale et naïve, au troc, au chamanisme, à la magie, voire, parfois, à l’anthropophagie. Avec ces narrats (il y en a quarante neuf, donc, tous traversés par un « ange mineur » qui leur donne leur titre, de Enzo Mardirossian à Verena Yong en passant par Ioulghaï Thotaï et Sengül Mizrakiev) qui se font miroir, racontent chacun une bribe d’histoire, contiennent tous leurs traces et leurs souvenirs, l’auteur compose un univers où chacun verra ce qu’il veut, ou plutôt où chacun prendra ce qu’il veut, l’important étant d’ailleurs peut-être moins ce qu’on en tire que ce qu’on y met.

Les narrats de Volodine agissent comme des détonateurs d’imaginaire et propulsent dans ce monde pas très éloigné de la S.F., fécond pour le rêve. Ainsi, on n’explique ni n’exprime de façon vraiment satisfaisante la fascination ressentie avec ces pages au style époustouflant, pas plus qu’on ne réussit à mettre en mots le sentiment qui subsiste de cet édifice littéraire personnel et unique. Créateur de génie, Volodine emmène irrésistiblement et immédiatement dans un « ailleurs » dont on imagine même pas, en en franchissant le seuil, les dimensions, l’ambition, l’architecture rigoureuse mais complètement démesurée ; voici une littérature totale, furieusement originale, qui enfin n’existe que pour elle-même et non pas pour le lecteur, lequel y entrera comme par effraction, en étranger dans une fiction autonome. C’est grand, absolument impossible à maîtriser, audacieux et inoubliable.