Est-ce une coïncidence si l’auteur de L’Histoire d’un mariage, Andrew Sean Greer, est aussi celui des Confessions de Max Tivoli (L’Olivier, 2005), roman dont le thème, le vieillissement à l’envers, est identique à celui de la nouvelle de Scott Fitzgerald et à celui de sa récente adaptation au cinéma, L’Etrange histoire de Benjamin Button ? Sur sa page web, Greer semble croire à la magie fortuite de la fiction et le clame haut et fort. De chance, il n’est pourtant pas question ici : la lecture de cette mièvre Histoire, roman souvent desservi par une traduction mal inspirée (« Sur sa gorge, l’anneau de promesse accrocha la lumière »…) permet même d’affirmer que de telles coïncidences n’existent pas. Car nous sommes en Amérique, où les romanciers d’une certaine école, ceux à qui on apprend à écrire dans les writing programs (Brown University, pour Greer), scriptent leurs histoires au point de les faire ressembler à ce dont elles s’inspirent et à ce à quoi elles aspirent peut-être aussi : Hollywood. « A mon avis, écrit Greer à propos de son Max Tivoli, voir le film et lire mon livre (ou la nouvelle de Fitzgerald), c’est voir comment différents artistes travaillent sur la même idée ». Dans son approche, son sujet, son traitement ou ses ficelles, L’Histoire d’un mariage ressemble donc à une rémoulade destinée à être digérée prochainement en scénario de bonne tenue : des images au style et au ton, tout y est mâché, étalé, lissé jusqu’à la description en cinémascope de la lumière illuminant le pont du Golden Gate dans la baie de San Francisco.

L’Histoire d’un mariage est le récit d’une idylle conjugale qui tourne à l’impossibilité, narrée par la voix d’une épouse modèle dans l’Amérique des années 1950. Histoire d’un couple, de son vieillissement, d’une rupture qui ne se fait pas, d’amants qui ne se retrouvent pas, d’accidents qui ne se produisent pas, de tragédies qui arrivent autrement, d’infidélités qui n’ont pas vraiment lieu. Le livre fonctionne ainsi, comme une série de faux-semblants, de chausse-trappes à répétition dont chacune culmine en feinte qui rebondit de manière inattendue au chapitre suivant. C’est aussi une « histoire de l’Amérique », argument de lecture surfait s’il en est, concentrée ici sur l’année 1953. Année où, comme le martèle l’auteur à coup de phrases essoufflées et un chouïa utilitaires, tout basculera. « Un changement se préparait et j’en faisais partie. Notre mode de vie clochait, il ne tiendrait pas. D’ici une décennie, cet endroit n’aurait plus rien de familier. Pas même moi ». 1953, année de l’exécution d’Ethel Rosenberg (l’héroïne s’identifie à la citoyenne-martyre au point de « sangloter » le jour de son exécution), de la fin de la guerre de Corée (« nous ne pouvions plus supporter la guerre ») et de cette très rebattue fin de l’innocence qui est aujourd’hui le lieu commun de la fiction narrative américaine, une tarte à la crème que chacun s’emploie désormais à balancer là où ça l’arrange à travers le spectre d’une histoire des Etats-Unis de moins en moins crédible (car cette innocence, au fond, qu’est-elle vraiment ?).

Plusieurs autres problèmes jalonnent cette fiction en costume d’époque qui se nourrit des détails kitsch et touchants des années 1950 états-uniennes. Dans ce livre plombé par les bonnes intentions, Andrew Sean Greer s’introduit certes de manière convaincante dans la peau de son héroïne, mais il faut qu’il en fasse aussi une femme « de couleur ». Aucun inconvénient à cela a priori, n’était la manière dont l’auteur dissimule cet aspect de son personnage pendant un bon quart du livre : Pearly Cook est noire, son mari aussi, mais nous n’en savons rien jusqu’à ce que la première confie au lecteur que sa couleur a une influence sur ses « choix » dans l’existence. Pourquoi tant de cachotteries ? Aucune raison valable, hormis le petit jeu intertextuel auquel Greer ne cesse de se livrer dans un livre que Gilbert Sorrentino aurait vraisemblablement classé parmi les ouvrages peuplés de « personnages en carton pâte » qu’il dénonçait volontiers… Si la confession de Pearly Cook sur les amours illicites et « hors du temps » de son mari fait par endroits preuve de justesse, Greer éprouve constamment le besoin de pousser son lecteur à tourner les pages comme si l’histoire ne se suffisait pas à elle-même. Procédé trop visible et qui possède l’étrange vertu de faire tout un plat d’un récit qui méritait au contraire d’être exploré dans son inépuisable banalité.

Les 20 dernières pages du livre sont plus captivantes, et pour cause : c’est là que le métier de Greer prend tout son sens, que son histoire intime explose en un dernier climax. Captivant, au fond, comme quelque chose d’un peu putassier qui dit sans dire ce que l’on sait déjà. De ces dernières pages, on garde d’ailleurs un sentiment de déjà-vu. On pense, sans rire, au dernier épisode de Six feet under, à cette fin qui projette en accéléré la famille Fisher vers un futur aseptisé accompagnée d’une musique synthétique ; en s’achevant de manière similaire, L’Histoire d’un mariage ressemble à ces morceaux de dramaturgie télévisée kitsch un peu forcés, à mi-chemin entre la bravoure et l’épanchement factice, mais qui, au final, se prennent bien trop au sérieux pour être honnêtes.