Une révolte préside aux six nouvelles remarquables réunies sous le titre Hommes en guerre. Revenu vivant en 1915, l’auteur refuse de nettoyer sa mémoire de l’enfer, de la guerre, ce « sacrifice dépourvu de sens ». Andréas Latzko n’est pas mort, mais « peut-on vivre sans être déchiré quand partout la vie est crucifiée ? » Alors l’écriture littéraire s’impose, médiatrice experte à rendre intelligible l’expérience de la douleur car, sous « la marque guerre mondiale », Latzko a découvert une technologie du sévice. La civilisation fait faillite, le monde est meurtri jusque dans ses moindres valeurs, « les mots ne vont plus aux choses, les mots d’avant la boucherie sont trop beaux, trop bien ». Pour l’écrivain tout est à renommer à l’aune de l’horreur contractée. La langue nouvelle est une langue de vérité, crue et colérique, qui rend la violence et le désespoir d’hommes arrachés à leur vie d’hommes pour devenir des machines à tuer.

Les textes s’emboîtent ; six étapes d’un parcours chronologique « initiatique ». Du « Départ » qui ouvre le recueil au « Retour » qui le clôt, Latzko dispose des figures emblématiques dénonçant la machinerie implacable qui a conduit le peuple à l’abattoir. Des « femmes épatantes », auréolées de courage patriotique, misérables victimes de la propagande de guerre, inaugurent le programme : « Si elles avaient crié qu’elles ne voulaient pas d’assassin, aucun général n’aurait rien pu faire », mais elles ont laissé partir leurs hommes… Les voici ennemis du fils, de l’époux. Encore une victoire de la guerre : le déplacement de la haine offre aux victimes des bourreaux de proximité pour épargner les vrais coupables. Dans « Le baptême du feu », un capitaine est condamné à ravitailler le front en viande fraîche ; il mène son troupeau d’hommes et livre sa véritable bataille contre la barbarie adéquate d’un lieutenant ; au beau milieu des massacres, le capitaine se lance un défi : il portera « seul sur ses épaules un fardeau surhumain : son humanité ». Un tel fardeau n’encombre pas le général du « Vainqueur » ; dans les coulisses du massacre qu’il orchestre, celui-ci savoure une gloire nourrie au cadavre : « Dieu merci ! Il y a encore la Guerre ! » et c’est tout l’état-major qui s’exclame en écho. Le monologue d’un officier dit ensuite la folie qui lui vaut d’être interné, mais le cerveau est sain qui nous donne une extraordinaire leçon d’humanité : « Ce sont les autres les malades, ceux (…) qui peuvent apercevoir les kilomètres de terre conquise par-dessus les tas de cadavres. » Dans « La mort du héros », l’agonisant est réconforté par ses hallucinations : à la place de la tête, les soldats ont un gramophone qui joue une marche militaire : la solution pour ne pas penser, pour survivre donc, dans ce monde en guerre. Enfin, ce sera le retour vers une banale histoire de la cruauté ordinaire.

La démonstration persiste au-delà de la lecture : les guerres modernes ne sont même pas des guerres, qui ne laissent aux hommes plus qu’un seul héroïsme, celui de préserver leur humanité.