On connaît l’étonnante histoire de la rencontre entre André Gide et Vladimir Malacki, jeune juif polonais sans le sou mais de vif tempérament, connu en littérature sous le nom de Jean Malaquais, lauréat en 1939 du prix Renaudot pour ses Javanais, complètement oubliés pendant quelques décennies et aujourd’hui à nouveau disponibles grâce aux louables efforts des éditions Phébus qui, après avoir réédité ledit roman (aujourd’hui disponible en collection « Libretto »), s’attaquaient l’an dernier à une version revue par l’auteur (décédé en décembre 1998) de l’impressionnant Planète sans visa. Malaquais lui-même rappelle en introduction de cette correspondance les houleuses circonstances de leur premier échange épistolaire : survivant de travaux au jour le jour (ou plutôt à la nuit la nuit, aux Halles), le jeune immigré se réfugie à la bibliothèque Sainte-Geneviève (« me gorgeant de chaleur et de livres ») où il tombe, un soir de décembre 1935, sur des lignes de Gide qu’il juge insupportables (« Je sens aujourd’hui, gravement, péniblement, cette infériorité -de n’avoir jamais eu à gagner mon pain, de n’avoir jamais travaillé dans la gêne »). Et de lui écrire aussitôt, quoique « la marotte d’écrire à des personnages en vue » lui fût étrangère ; la suite est connue : « A une huitaine de là, au guichet de la poste restante, rue Cujas, un pli recommandé m’attendait, avec un mandat de cent francs à la clef. »
C’est ici que commence cette Correspondance, soit une grosse centaine de lettres écrites jusqu’à la mort de Gide en 1950, dans des formes et sur un fond qui surprendra les familiers de l’imposante correspondance de ce dernier avec ceux de son temps. Loin des amabilités littéraires et des rumeurs salonnardes, on prend ici la vie et les sentiments au corps, avec une sincérité parfois féroce, toujours remarquable : significative en est cette brutale mise en cause du maître (déjà le « Cher Vieux »), accusé de préférer à l’ami l’amitié : « On a l’impression, à ton contact, que les témoignages d’amitié que tu prodigues à certains te procurent une quantité de plaisir nécessaire. L’amitié, chez toi, se suffit à elle-même, l’être n’étant qu’un prétexte, que champ d’exercice à ton activité émotionnelle (…) autrui, en dernière analyse, t’intéresse exclusivement en raison des sentiments qu’il fait naître en toi. »
C’est aussi un document d’une inépuisable richesse sur les œuvres et destins respectifs des deux correspondants : l’inimitié de Gide pour André Breton (Gide : « Pierre m’a parlé de ton intention d’aller trouver Breton. Je crois qu’il ne peut être que flatté de ta visite -comme de tout ce qui peut lui donner de l’importance. ») ou des deux contre Aragon (Malaquais : « Avec Ehrenbourg, Aragon est une des plus fières crapules qui salissent notre pauvre planète. ») ; les éloges de Trotski à l’auteur des Javanais ; la réaction du lauréat (« Mon cher vieux, en voilà une affaire ! Je me serais plutôt attendu à la venue du Messie qu’à ce prix Renaudot ! ») ; les lectures (Malaquais en avril 1940 : « Je lis du Faulkner. Anarchique, diffus, souvent difficile à suivre, mais puissant. La littérature américaine me paraît, dans l’ensemble, bien supérieure à la littérature européenne contemporaine. ») ; les conseils stylistiques de Gide à son cadet (le premier roman de Malaquais, dûment commenté, fut finalement et simplement jeté par son auteur)…
Ce sont encore de puissants témoignages sur les années de guerre, la bêtise des soldats, le dégoût de Malaquais (« Ah, cette abjection qu’il faudrait pouvoir dire sans la dire textuellement, la peindre avec des couleurs qui ne fussent pas de la gadoue ! »), la quête du Graal bureaucratique, l’exil, le Mexique. Dans une édition remarquablement établie par Pierre Masson (universitaire, directeur du Bulletin des amis d’André Gide) et Geneviève Millot-Nakach (chercheuse, auteur de travaux sur Jean Malaquais), dont les abondantes annotations permettent de suivre les trajectoires des épistoliers au fil de leurs lettres, cette Correspondance forte, franche, d’une extraordinaire humanité passionne de bout en bout. Malaquais à Gide, le 7 octobre 1939 : « Ce besoin de m’épancher, je ne sais de quoi il est fait. Toi seul m’y invites. Tant que l’on peut ouvrir son âme à un autre que soi-même, l’espoir n’est pas un vain mot. »