On ne choisit pas de naître et grandir en Franche-Comté. On choisit encore moins de le faire dans une famille branlante, où le père a pris la poudre d’escampette avant qu’on ne naisse, abandonnant la figure tutélaire au grand-père maternel et l’éducation à une mère qui élève une famille d’acariens et prend le chat pour le frère de sa fille ; tandis que cette dernière se fait appeler « Maman » par sa vieille grenouille en peluche. Tordu ? Peu importe, puisqu’Alice, l’héroïne de ce journal intime, subtil mélange de réflexions adulescentes et de considérations acides sur l’époque, a justement « décidé de s’en foutre ».

C’est sous la forme d’un almanach qu’Alexandra Varrin nous parle de ce double handicap – sophocléen et régional – dont souffre Alice. Avec une ironie aigre-douce et une langue résolument contemporaine, elle y raconte la vie de cette jeune femme vivant chichement dans un quartier mi-bobo mi-ghetto du Nord parisien, s’ennuyant à mourir dans un job sous-payé et sous-qualifié, où l’on répète ad nauseam que le sourire est obligatoire en temps de Crise. La Crise avec un « C » majuscule tient un rôle important et récurrent au côté d’Alice ; elle torture la lauréate fraîchement sortie d’une business-school avec son diplôme dans la poche et ses yeux bleus pour pleurer. C’est avec le sourire du chat du Cheshire qu’elle intègre le monde des adultes, qu’elle affronte l’univers impitoyable du travail mais aussi celui du voisinage.

Voilà donc une enfant qui grandit sous nos yeux et qu’on accompagne sans conviction à des concerts et des soirées sado-maso, antres qu’elle prétend fréquenter avec l’unique ambition d’écouter de « la bonne musique ». L’ennui, c’est qu’Alexandra Varrin ne parvient pas à retranscrire l’atmosphère ni la musicalité de ces événements métal ou fetish, restés finalement à l’état de vagues terrains tout juste bons à nous sortir du bureau ou de son F2 ; la vie festive de cette vingtenaire résidant pourtant à Paris est d’une telle pauvreté qu’on a autant envie de la suivre qu’un rabatteur dans une impasse de Pigalle. On préfère finalement l’open-space du journal pro des pompiers où elle décroche son premier emploi. Véritable lieu de sévices pour celle qu’on devine intellectuellement précoce et qui se souvient qu’écolière, les autres étaient un enfer et qu’elle aimait par-dessus tout apprendre des choses superflues : « Le monde professionnel, avec sa logique d’utilité et de performance, me déprime au plus haut point en m’éloignant de mes préoccupations favorites : apprendre des choses qui ne servent à rien ». Alice fait sourire à énumérer les cigarettes fumées et le nombre de pauses à la machine à café, les plus flagrants détours de l’activité professionnelle abêtissante pour laquelle elle touche un salaire éloigné de ses rêves d’étudiante. Le bilan comptable grossit au fil du livre sur un gros trait d’humour noir, démontrant combien la vie d’une jeune active en région parisienne relève en fait de la survie ; épilation, livres, jeux vidéo, tabac et alcool sont des postes aussi incompressibles que le loyer et l’EDF. C’est ce que découvre, dans le passage à l’âge adulte que subit, éberluée, une Alice qui n’a donc pas de père et qui ne veut surtout pas devenir sa mère. Si Alice, qui hait l’utilitarisme, a décidé de s’en foutre, elle a surtout décidé de grandir, mais ce n’est pas une chose qui se décide, c’est une chose qui s’accomplit de fait. Et si l’on ressent souvent une douce immaturité chez Alice, on peut directement l’imputer à sa génitrice, Alexandra Varrin ; car, plus on avance dans J’ai décidé de m’en foutre, plus les deux jeunes femmes se confondent. Ca sent le vécu. Ca sent bon et ça pue à la fois.

La mort toute fraîche du grand-père d’Alice hante les pages du roman avec une nostalgie et une rancœur qui transpirent l’honnêteté. Alice / Alexandra s’adresse au défunt, au traître, sans détour ni artifice, tout à fait comme dans la vie, aux moments où l’on s’y attend parfois le moins et sans aucune solennité. Quant au mépris qu’elle nourrit envers ses racines régionales, si l’on oublie les notes de bas de pages, il prend une tournure drôle et attendrissante dans les dialogues qu’elle entretient avec sa grand-mère, ponctués d’un parler comtois que l’héroïne adopte finalement elle-même. Le patois chante si fort qu’on sentirait presque la cancoillotte suinter du papier.

Mais si ce n’est pas de la mort de son grand-père ni de sa grand-mère vieillissante, pas plus que de sa mère qui vit dans une maison de poussière, ni de son gagne-pain de merde et de ses cache-misère, de quoi Alice a-t-elle donc décidé se foutre ? Du « Gros Lapin Nase », un amant rencontré sur le réseau. Toutes les sirènes en alerte d’Alice et le fait qu’il vive à six-cents kilomètres de Paris, dans un mariage tradi-catho, n’ont pas suffi à la séparer de ce tortionnaire distal, dont l’emprise s’accroit au fur et à mesure. S’en foutre, oui, elle le fera, elle baisera avec des hommes jetables, mais l’amant absent agit sur Alice comme une douleur-fantôme : même amputé, le membre continue d’émettre des signaux de douleur. Au fond, elle veut surtout se foutre de l’abandon de son père, de la mort de son grand-père – second abandon – et enfin du Gros Lapin Nase, incapable de quitter femme et enfant – troisième abandon. Alors Alice capitonne la brutalité du monde et meuble le vide de son existence en le garnissant d’éléments Ikea, dont elle réinvente le nom et qui lui sont hostiles autant que cette société où elle semble ne pas trouver sa place, pas plus que dans sa famille, irrémédiablement bancale comme un tabouret à deux pattes.

Déçue par l’humanité et même par le batteur de Rammstein, Alice finit par penser qu’« on ne décide pas de s’en foutre, [parce que] c’est le monde qui se fout de nous ». De ce journal intime, écrit par une ex-blogueuse et livré aux lecteurs comme un règlement de compte familial et amoureux, il ressort un roman d’une justesse touchante sur notre époque, sans arrogance littéraire. On aurait tort de s’en foutre.