Pour ce premier roman, l’espagnol Alberto Torres Blandina crée un personnage singulier : celui d’un homme de ménage dans un aéroport anonyme, quelque part en Espagne, qui entre deux coups de balai accoste les voyageurs à qui il conte d’étranges récits… La forme tient autant du monologue que du texte déclamatoire, l’homme est un acteur sur sa scène quotidienne, et les récits se suivent au gré des rencontres. Farfelues, décalées, absurdes, ses histoires sont l’occasion d’un moment de communication au cours des interminables attentes dans les terminaux d’aérogares. Le temps d’un café, d’une cigarette, Salvador Fuensanta, à quelques semaines de la retraite, aborde les voyageurs en partance, devine leurs destinations qu’il croque en quelques mots (des mots clichés, il n’a lui-même jamais pris l’avion) et, avec une bonne humeur inaltérable, vide son sac à anecdotes. Ceux qui prennent le temps de l’écouter découvrent ainsi, en vrac : les dessous d’un code de la drague en vigueur dans tous les aéroports du monde ; l’existence du Club des Désirs Impossibles ; les amours contrariés de Rosalia et Roberto ; la vie cruelle d’Eduardo qui partit en Inde chercher un renouveau de l’être humain, un espoir pour l’espèce humaine, et en revint détruit ; celle de Pau, le poète faussement finlandais ; mais aussi la non existence du Japon, en réalité un concept marketing créé de toutes pièces, ce que ne savent que ceux qui un jour ont souhaité s’y rendre…

En parlant ainsi, Salvador se met en scène, joue sa propre vie, celle des autres. On l’imagine sans mal, planté devant son balai, un peu agaçant, toujours souriant. Le mode même du récit induit la répétition, donne au personnage un côté grand-père radoteur, qui ne demande qu’à être remis sur ses rails pour s’embarquer dans de nouveaux récits, inédits cette fois. Jusqu’à la conclusion, logique et finalement peu surprenante.

Cette succession d’histoires, par sa légèreté, n’est pas sans charme. Seul écueil : le personnage même du conteur, qui pourrait difficilement être autre (sinon, il ne raconterait pas) mais qui à la longue fatigue, tant on a l’impression de trop le connaître, tant il devient immédiatement prévisible. Ses manières de veuf fatigué, désuètes, familières, le transforment en un de ces individus qu’on prend plaisir à écouter quelques minutes mais qu’on a vite envie de laisser derrière soi. D’ailleurs, les récits et les rencontres qui permettent de les développer sont très brefs. Salvador est lui-même un personnage de passage, de transit, qu’on croit inamovible, dont la présence rassure, mais qu’on n’a plus forcément envie d’écouter, passé le plaisir de la découverte, l’attrait de la nouveauté, de l’originalité. Comme s’il avait sa place sur la scène d’un théâtre, véritablement, plus que dans les pages d’un roman.