Saint-Nazaire et Buenos Aires, même combat ? Bien avant Le Passé, dont la publication l’a révélé l’an dernier, c’est en Loire-Atlantique qu’Alan Pauls a écrit Wasabi, qui passe en poche chez Bourgois. Mais que venait faire l’argentin à Saint-Nazaire ? Depuis vingt ans déjà, un étrange bastion y accueille la crème des auteurs étrangers, dont Alan Pauls, donc, qui, en 1994, y a écrit Wasabi, un court roman marqué par la brume locale. Nom de ce lieu unique en son genre : la « Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs », MEET pour les intimes. Intimes dont le listing a de quoi couper le souffle à un jeune éditeur : à raison de six à huit auteurs par an, ils sont plus de 150 à avoir séjourné dans l’appartement mis gratuitement à leur disposition. Un sacré turn-over dans un drôle de décor que Patrick Deville, le fondateur du MEET, compare à « un phare dominant la mer, une vigie borgésienne dans l’âme, un lieu de résidence sur le port hanté par le défilé successif des auteurs ». Parmi eux, l’écossais John Burnside, le guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa, le libanais Salah Stétié et le chinois Gao Xingjan. Mais aussi des pointures argentines comme César Aira, Eduardo Berti ou encore Ricardo Piglia. Lequel s’est à tel point imprégné des lieux qu’il y a campé l’histoire d’un écrivain manipulant le résident qui lui succède dans ce fameux appartement !

Tous méconnus en arrivant, ces auteurs sont désormais lus, soutenus par des éditeurs parisiens, voire nobélisés (Xingjan). C’est dire si la MEET est un tremplin efficace et si on y mouline pas dans le vide : on y traduit, on y écoute, on y édite les auteurs accueillis. Ce fut le cas de Wasabi, donc, troisième roman de Pauls. De même que ses deux premiers récits, originellement publiés par le MEET dans sa collection « Arcane 17 » (du nom du libraire-éditeur en faillite que cette structure plus souple est venue remplacer il y a vingt ans). Aujourd’hui, la MEET est en passe d’accéder à une notoriété méritée. D’où l’événement qui vient de s’y tenir : la quatrième édition du « Meeting » a vu défiler Russel Banks, Jean Echenoz, André Velter, Alain Robbe-Grillet… 27 auteurs présents, dont le prometteur Oscar David Lopez, un mexicain actuellement en résidence. Notons aussi une expo des clichés de Daniel Mordzinski, qui a tiré le portrait à plus d’un argentin, Pauls y compris. Bref, la MEET continue de tendre des passerelles dans cette ville qui, comme le confie Patrick Deville, « fut très présente en littérature, chez Artaud comme chez Nabokov. Elle disposait d’un important embarcadère pour le continent américain. Mais une base militaire l’a remplacé et effacé cet héritage. Aux monuments de papier que sont les livres de le réanimer ». Tous les résidents n’évoquent pas Saint-Nazaire dans leurs récits. Mais certains s’y réfèrent directement.

A ce jeu-là, Wasabi va loin : un écrivain convié à Saint-Nazaire en résidence, sorte de double de Pauls, débarque d’Argentine avec sa femme Tellas. Premier trouble : un kyste lui pousse dans le dos. Homéopathie et pommade préconisées par les pharmaciens de la ville n’y font rien. Au mieux, en léchant la pommade, il découvre qu’elle étourdit les sens et a le goût de la moutarde japonaise, l’éponyme wasabi. Second signe de désordre : des pertes de conscience qui plongent le narrateur dans un état quasi narcoleptique. Ce qui ne dérange pas Tellas, avec qui ça ne colle plus, certains aspects de leur discorde n’étant pas sans rappeler ce qui deviendra le sujet du Passé, où un traducteur se sépare non sans vertige de sa compagne. Très vite, le narrateur quitte Saint-Nazaire pour Paris avec, en tête, un tout autre objectif : tuer le célèbre écrivain Pierre Klossowski. Dès lors, pertes d’équilibre et climat d’enfer emboîtent le pas à la douceur atlantique, lointaine comme un souvenir : « Saint-Nazaire fut, soudain, ma patrie, mon enfance, le foyer d’une vie inappréciable et prématurée que j’avais définitivement perdue et qu’aucune catastrophe, pas même celle qui s’était abattue sur moi, me réduisant à la pure contemplation de mon agonie, ne pourrait cependant jamais effacer ». Wasabi dresse le récit de cet impossible retour, du trouble qui s’accentue jusqu’à la perte d’horizon et la dissolution de soi. On en sort abasourdi mais pas retourné pour autant, ce livre offrant un avant-goût du talent dont dispose Pauls pour bâtir l’efficacité de ses intrigues et de son approche des personnages sur une très forte inscription corporelle. Il en parle d’ailleurs dans une interview insérée en fin de livre. Et comme par hasard, sans en révéler trop, le récit se termine au beau milieu de l’appartement de Saint-Nazaire. Comme pour boucler la boucle.