Si l’écriture est la forme de l’épuisement du sens et celle qui autorise le mieux la recherche d’une justesse, alors le « témoignage » d’Alan Pauls doit être vu comme un modèle du genre. Pauls est, disons-le d’emblée, un écrivain de tout premier ordre. Ses ouvrages, au premier rang desquels Le Passé, l’ont inscrit sur la liste des écrivains argentins à suivre. Histoire des larmes confirme ce que l’on savait déjà et, par sa forme succincte, infirme l’idée selon laquelle Pauls aimerait se laisser aller aux longueurs – quoique celles-ci n’aient jamais empêché d’apprécier l’ambitieuse entreprise d’un livre comme Le Passé. Et si cette Histoire des larmes est d’une concision remarquable, on peut aussi la voir comme une fugue sur le thème du sensible, point de jonction entre l’expérience du corps et le territoire des émotions, à l’image de l’acte de l’enfant en costume de Superman qui, dans les premières pages du livre, traverse tête la première la fenêtre du balcon, incident dont il tire une leçon fondamentale : « Il n’a pas été sauvé par la constitution d’acier du héros qu’il imite. Ce qu’il a sauvé, c’est sa sensibilité ».

Suit alors le portait (fort bien traduit) de l’artiste en culottes courtes. Un garçon qu’émeut le moindre frémissement de ce monde adulte qu’il ausculte, analyse et digère avant de le vomir et, au final, de le pleurer. C’est à cette faculté de pleurer que s’intéresse Pauls – une faculté qui, dans l’un des deux principaux revirements de son histoire (le second s’intéressant à l’identité du voisin de la mère dépressive), est brutalement sacrifiée, par défi autant que par nécessité d’échapper au regard de l’autre, et en particulier du père. Pauls met ici en scène une paternité à contre-emploi, décrite sous les traits d’une sorte de clown triste, ce père dégoulinant de bons sentiments dont le « voile humide » des yeux finit par inspirer au fils un dégoût que Pauls chronique avec aplomb, au moyen d’une prose digressive par laquelle il tronçonne avec bonheur le sentimentalisme précieux qui affecte une société argentine malade de sa médiocrité.

Mi-essai, mi-fiction, Histoire des larmes est une critique en règle de l’imposture du monde adulte englué dans son hypocrisie. Il appartient à cette catégorie de livres profondément justes qui se défendent de toute connivence avec leur sujet et dressent pour mieux s’en détourner un miroir devant tout ce qu’ils avancent. On est ainsi frappé par la justesse de la scène où Pauls décrit comment son double amoureux, pris à partie par une victime de la barbarie des militaires argentins, devient à son tour la victime du fiel versé dans son oreille trop attentive. Pauls décrit le réel comme une série d’options incompatibles : ce qui est entendu ne peut être oublié ; l’issue n’existe plus alors en dehors du remords ou du souvenir de la douleur. Justesse, élégance, style, sérieux, un humour déroutant et salvateur : tout y est, sans un mot de trop. On chercherait en vain un passage complaisant dans ce témoignage méthodique des principales étapes d’une éducation politique marquée par l’annihilation de l’expérience socialiste chilienne le 11 septembre 1973, et qui porta au pouvoir la « hyène en uniforme portant moustache et verres fumés », autrement dit le général Augusto Pinochet. « Dans tout cela, écrit Pauls, il y a la volonté de confirmer le soupçon selon lequel tout bonheur se construit autour d’un noyau de douleur intolérable ». En moins de 120 pages, Histoire des larmes parvient à remplir ce qui est peut-être l’une des dernières grandes missions du roman d’aujourd’hui : se nicher dans le point de rupture entre l’individuel et le collectif, tenter de répondre au questionnement politique par le truchement de l’expérience intime.