Ceux qui n’aiment pas le jazz adoreront ce livre, ceux qui adorent le jazz ne l’aimeront jamais autant qu’après l’avoir lu. On le referme comme on sort de l’un de ces concerts dont on se dit que c’est l’un des plus beaux auxquels on ait assisté, un de ces concerts au lendemain desquels on se rue chez son disquaire en se demandant comment on a bien pu faire pour vivre si longtemps sans la collection complète des albums du musicien concerné. Cette fois-ci, il s’appelle Chet Baker : il est peu probable que les lecteurs d’Alain Gerber qui aiment déjà le trompettiste n’aillent pas acquérir deux ou trois autres de ses disques dans la foulée, et impossible que ceux qui ne le connaissent pas encore n’aillent pas acheter Chet Baker sings, Grey december ou Pictures of heath sitôt atteint le point final. C’est que Gerber, dont les inconditionnels ne manquent pas une prestation radiophonique, a cette faculté étrange et unique de mettre en mots l’enthousiasme qui l’habite et, surtout, de décrire (et avec quel style) ce que l’on pourrait croire indescriptible : ce qui se passe non seulement dans la tête du mélomane lorsque la musique lui procure ce frisson ou cette mélancolie qui fait qu’il y revient toujours, mais aussi dans celle du musicien qui la joue. Imposant pavé de plus de six cents pages, Chet tient tout à la fois du roman (c’est en tous cas ce qui est écrit sur la couverture), de l’autobiographie par procuration (le trompettiste a bien donné quelques souvenirs dans son Comme si j’avais des ailes, mais on restait un peu sur sa faim), de l’autobiographie tout court (Gerber parle aussi de lui, de son rapport à Chet et à la musique), du dossier documentaire (des extraits d’interviews et des témoignages émaillent le texte) et de la déclaration d’amour.

De chapitre en chapitre, l’écrivain se projette dans la tête de tous ceux qui ont connu le trompettiste et les fait parler à la première personne : ses proches (sa mère, ses compagnes, son ami et pharmacien), ses semblables (Jimmy Rowles, Charlie Parker, Gerry Mulligan, Dick Twardzick, Paul Desmond et d’autres), ses inconditionnels. A eux seuls, cette démultiplication des points de vue et l’effort de construction qu’elle implique sont un tour de force littéraire suffisant pour susciter l’admiration. On n’y prête pourtant guère attention, tant sont captivants les propos des narrateurs de Gerber et admirable la manière qu’ils ont de dire la musique, de transformer en mots ce qu’on pensait ne pouvoir saisir qu’en sons : l’écrivain semble disposer d’une telle palette de métaphores et de formules qu’il peut à chaque fois choisir celle qui exprimera le mieux l’émotion ou le sentiment visé. Là est sans doute le génie de Gerber, qui fait littéralement comprendre la musique comme personne. On n’écoute pas les solos de Chet de la même manière avant et après avoir lu ce qu’il en dit (ou en fait dire à ses personnages) : une sorte de voile tombe, qui nous obscurcissait jusqu’alors leur véritable lumière. Alain Gerber fait du trompettiste un héros de roman hors du commun, l’approche sous tous les angles (la musique, la famille, la dope, les bagnoles, la sublime déchéance) en lui laissant tout son mystère, déshabille sa musique en sublimant sa beauté et en préservant sa part d’ombre. Chet est certainement l’un des plus beaux livres sur le jazz qui soit ; c’est aussi et avant tout un texte littéraire de tout premier plan, l’un des plus admirables de son auteur. Il n’est pour s’en rendre compte que de lire ce passage où il raconte sa découverte incrédule de la photographie d’un vieil homme ridé, dans les locaux de Jazz Magazine, vieil homme qu’il ne reconnaît pas. « Chet Baker », lui annonce Philippe Carles, rédacteur en chef du journal. « Non, ai-je répliqué. Simplement non, sans point d’exclamation ni d’interrogation ». Il rentra chez lui bouleversé et écrivit d’une traite, « sous une citation de Thomas Wolfe que je connaissais par coeur », un texte intitulé Légende pour une photo de Chet Baker. Le texte en question et l’histoire de sa rédaction, distants de près de trois décennies, forment le chapitre LIX de Chet. Ils font tout simplement partie des pages les plus belles, sobres et poignantes qu’on ait lues depuis longtemps.