En débutant son récit par les premières pages d’une énigmatique nouvelle tchèque lue par l’un des personnages, Alain Fleischer entraîne d’emblée son lecteur dans une narration oscillant entre métaphore symbolique et expérience métaphysique. Témoins actifs et victimes involontaires de cette expérience, les « quatre voyageurs » sont des scientifiques européens envoyés aux Etats-Unis dans le cadre d’un programme de recherche de la Communauté européenne intitulé « Le Monde et ses doubles ». Tout juste apparu, le thème de cette recherche se confond subtilement avec l’objet même du roman, qui dès lors se développe en un réseau de variations autour des notions d’identité et d’altérité.

Le principal ressort romanesque utilisé est apparemment simple : au cours des quatre jours de leur voyage, l’esprit de chacun des quatre chercheurs se trouvera enclos, l’espace d’une journée, dans le corps de chacun des autres. Les quiproquos qui s’ensuivent accompagnent de leur humour la description précise de la relation corps-esprit que les personnages entretiennent tout à la fois avec eux-mêmes et avec leur double provisoire. L’histoire s’enrichit ensuite des rencontres que nos scientifiques accomplissent pour leur recherche : du modiste-créateur d’une Rita Hayworth virtuelle jusqu’à l’astrophysicien persuadé de l’existence d’un univers parallèle, en passant par le biologiste partisan du clonage humain et le gorille philosophant en langage des signes. Leurs interlocuteurs multiplient les doubles à l’infini : menant du personnage à la personne, de la personne à son clone, de la personne à son langage, ils balisent le « voyage dans cette intimité d’autrui qui est à la fois notre mort et notre passage dans cette différence encore vivable qui nous sauve pendant une étincelle de temps de l’informe ».

Quatre voyageurs aurait pu être le récit brillant et drôle que permettait son principe directeur, et uniquement cela. Mais Alain Fleischer a mené son écriture beaucoup plus loin : en mêlant habilement enjeux intellectuels et situations fictionnelles, il dresse le portrait d’une quête d’identité dans un monde où les frontières sont de plus en plus floues et ténues entre le réel et le virtuel, entre le vrai et l’apparent. Une quête qui prend d’autant plus de sens qu’elle rejoint, entre phobies et fantasmes, certaines des avancées et des interrogations scientifiques les plus récentes.