Actes Sud poursuit la publication des textes du japonais Yoshimura, disparu en 2006. Le Convoi de l’eau, comme La Jeune fille suppliciée sur une étagère ou Un Spécimen transparent, joue sur l’immanence du sentiment mortifère, enrichi par le poids des légendes, des traditions, et sur l’opposition entre deux mondes. Car il est ici question de rien moins que d’un choc des civilisations. Une équipe d’ouvriers (présentés dans les premières pages comme des bagnards, encordés, épuisés) est envoyée au fin fond d’une vallée perdue pour construire un barrage. Dans cette vallée, rien, sinon un hameau oublié, redécouvert à la fin de la Deuxième Guerre mondiale après qu’un bombardier américain se soit écrasé sur une montagne avoisinante, et dont les habitants ignorent qu’ils vont être expulsés pour permettre le remplissage du lac de barrage. Les ouvriers, presque caricaturaux de bêtise, d’ignorance, de suffisance, s’installent face au village en affichant l’écrasant sentiment de leur supériorité face à ceux qui sont restés enfoncés dans leur solitude bienheureuse, épargnés par le temps. Tous considèrent ces voisins avec condescendance. Tous sauf un, venu là pour expier le meurtre de sa femme dans le silence, l’oubli, l’éloignement. Incapable de retrouver le calme, hanté par sa violence, il transporte dans ses bagages, étrange talisman, les osselets des phalanges des orteils de son épouse décédée, qu’il a lui-même déterrés.

Les ouvriers envahissent la vallée (qui peut être comparée à un tombeau) et les travaux commencent par un dynamitage en règle des montagnes. Les explosions ébranlent le sol et conduisent à un premier heurt silencieux avec les villageois, puis entraînent la chute d’épaisses couches de mousse accumulées sur les toits des maisons. Comme un corps unique, une entité organique, les habitants, sous les yeux stupéfaits des ouvriers, réparent alors ce qui a été détruit, encore et encore. La petite communauté nouvellement constituée ne comprend pas ce que font ces gens, ce qui nourrit leurs obsessions, ce qui fonde leur culture. La gêne flotte, palpable, une inquiétude sourde et jamais clairement définie monte. Sauf pour celui qui raconte et qui trouve dans cette étrangeté un apaisement. De courte durée… Un soir, du village, montent au campement deux hommes et une jeune fille qui, dans le silence, désigne du doigt un ouvrier. Pas un mot n’est prononcé, mais l’accusation de viol évidente ; elle soulève sur l’instant l’envie des hommes du chantier, leurs commentaires grivois. Qui cessent, lorsqu’est découverte au petit matin la jeune fille pendue face aux tentes. Le corps va rester là, symbole inamovible de la faute. Dès lors (et après la mort par noyade de l’ouvrier accusé de viol), les travaux continuent, étouffés par une chape de malaise.

Comme toujours chez Yoshimura, le récit est d’une absolue fluidité. Mort et sexualité sont nouées en un ballet intime, qui permet d’instaurer un dialogue entre Vivant et Mort. Les jours défilent, les sentiments se mêlent : attirance, répulsion, curiosité, appréhension créent une fascination insidieuse. Yoshimura imprègne le microcosme qu’il a créé d’une poésie étrange, qui atteint son paroxysme quand vient le temps d’évacuer les lieux. Les villageois acceptent, sans discuter, et entament les préparatifs de leur départ, lesquels culminent avec l’évacuation de leur immense cimetière. Le narrateur observe, apaisé et dans le même temps inquiet de voir ceux qui ont su, de loin, lui redonner la paix, sur le point de partir. Son geste de rachat, son offrande n’y feront rien. Comme les autres à ses côtés, il incarne une civilisation destructrice, fermée. Ceux qui ont vécu loin du monde, si longtemps, ne sont pas prêts à la rejoindre. Au compromis, ils préfèreront une nouvelle disparition.