On avait laissé Jacques Rivette -peut-être l’auteur le plus intriguant et le plus secret de la nouvelle vague- sur le mystérieux et éblouissant Secret défense, film limpide et épuré, où le cinéaste développait les thèmes dont il est familier : le complot, la duperie, le secret. Va savoir, bien que d’une facture et d’une tonalité différente, met en scène des personnages qui sont eux aussi en passe d’élucider un mystère, toujours plongés dans une « enquête », en l’occurrence sentimentale, mais passant par le théâtre et la bibliophilie.

Camille (Jeanne Balibar), est une comédienne française qui, après trois ans passés en Italie, revient à Paris pour quelques représentations d’une pièce de Pirandello, Come tu me voi. Elle partage la vie d’Ugo (Sergio Castellito), le metteur en scène. Dès les premières répétitions parisiennes, elle est cependant assaillie par l’angoisse de retrouver cette ville et l’homme qu’elle a aimé jadis, Pierre -auquel l’excellent Jacques Bonnaffé prête sa silhouette débonnaire et son léger strabisme-, un prof de philo aujourd’hui marié. Seule sur scène ou dans les coulisses, Camille monologue et rumine son angoisse : procédé casse gueule et à moitié convaincant, qui nous fait craindre d’assister pendant presque deux heures et demie aux turpitudes du théâtreux en mal d’amour et de reconnaissance. Or il n’en est rien, comme en témoigne cette scène où Ugo, qui s’est mis en tête de dénicher un manuscrit inédit de Goldoni, fait la rencontre de Do, une jeune thésarde très avenante (Hélène de Fougerolles), sous l’oeil malveillant de son ténébreux demi-frère (Bruno Todeschini), un de ces personnages de faux « méchants » dont Rivette a le secret…

Va savoir s’organise autour d’un entrelacs d’intrigues sentimentales, et parcourt tout le spectre de la passion : l’amour naissant et renaissant, la vie commune, le flirt, la jalousie. Rivette cultive à plaisir l’ambiguïté de ses personnages, les préserve de la lumière, conservant cette part de secret qui fait leur dignité, jusque dans l’erreur et la folie. Avec la légèreté -et la gravité- d’un Pirandello (dont la pièce, une histoire d’amour défunt, est comme on s’y attendait une parfaite mise en abyme du film), il nous parle d’hésitation amoureuse, mais aussi d’une instabilité plus générale, celle qui fonde l’identité des êtres, leur comportement, leurs choix de vie. Pourtant, le cinéaste n’avance aucune observation psychologique. Peu à peu, le trouble de Camille et Pierre, le badinage d’Ugo et de Do prennent une forme ludique, et même théâtrale, comme si le « jeu » reprenait ses droits sur la vie, lui donnant progressivement l’ordonnance d’une mise en scène (ce que toute la dernière partie du film confirme de plus en plus explicitement).

Difficile ainsi de résumer les tenants et les aboutissants de l’intrigue, la teneur des personnages : Va savoir emporte l’adhésion moins par un discours ou des articulations dramatiques que par la densité invisible de la mise en scène de Rivette, l’existence qu’elle confère aux personnages dont pourtant presque tout nous échappe. Va savoir est de ces films qui sont de véritables « lieux », des petits mondes à eux tout seuls, procurant un dépaysement subtil, sans autre exotisme que celui du sens. Et rares sont les cinéastes, comme Rivette, capables de faire en sorte que l’on y soit si bien accueilli, quand bien même on y resterait étranger.