Vu l’état de plus en plus délabré des chemins de la distribution, cette sortie est un petit miracle : avec Deweneti, le court-métrage qui a révélé Dyana Gaye au grand public, Un Transport en commun débarque sur les écrans malgré un format improbable (45 minutes) auquel l’horloge ronronnante des sorties ne nous a pas vraiment habitués. Pourquoi s’attarder sur ces deux films ? Parce qu’ils révèlent une cinéaste dont on n’a sûrement pas fini d’entendre parler. Parce que, surtout, la simplicité dont ils témoignent, à des années-lumière de la tradition du court-métrage à la Française, est une parfaite occasion de rafraîchir ce début d’été. Deweneti (qui accompagne cette sortie) est un récit de rue présentant un petit talibé de Dakar à la recherche d’un écrivain public qui lui permettrait d’écrire au Père Noël. Un Transport en commun est un road-movie musical suivant le trajet d’un petit groupe tentant de rallier Saint-Louis en taxi-brousse. Les deux films valent comme pures échappées, lancés comme deux objets bohèmes sur des chemins de traverse à l’horizon encore largement indécidable.

On voit bien sous quel patronage s’inscrit Un Transport en commun : par son format inhabituel autant que son cadre (le Dakar des quartiers pauvres), le film se rêve visiblement en continuation de la trilogie des petites gens entamée par Djibril Diop Mambéty, génie disparu du cinéma africain dont les dernières œuvres (les moyens-métrages Le Franc et La Petite vendeuse de soleil) s’ancraient dans la réalité populaire de la capitale sénégalaise. Deweneti pouvait être vu comme le petit frère de ces films héroïques, et Un Transport en commun, de son ouverture dans la gare routière de Dakar à ses tribulations cahin-caha au fil de la grand-route, ne manque pas de convoquer le même imaginaire enchanté de figures néoréalistes prises dans le cours d’un quotidien feignant d’être capté dans son mouvement même. Sans prétendre à l’égaler, Dyana Gaye se contente de repartir de là, et cette idée n’est pas sans donner aux films un panache que leur aspect bricolé et une mise en scène un peu rudimentaire (les chorégraphies brinquebalantes, les chansons exécutées sans grande conviction) aurait pu leur dénier. Le génie de Mambéty est loin, mais il faut voir dans cette évidence un patronage d’autant plus stimulant qu’il n’a rien d’un hommage étouffant et sait éviter toute poussée obséquieuse. Le cinéma terriblement orphelin de Mambéty trouve ici une forme d’écho dont l’énergie et la fraîcheur, d’une séquence en caméra embarquée sur une mobylette à travers Colobane à un travelling sur la route de Saint-Louis rythmé par l’ombre de baobabs centenaires, réactivent la musicalité enfouie, comme une sorte de parfum proustien. C’est à l’évidence la grande force d’Un Transport en commun : remémorer à travers des fragments de récit (quelques destins croisés à l’occasion d’un voyage de quelques heures) la multiplicité des lieux et des visages jadis filmés par Mambéty. En cela, le projet est à la fois modeste et passionnant, loin, très loin de toute ambition folklorique.

Il va sans dire que cette figure légendaire qui hante aussi bien le récit-taxi-brousse d’Un Transport en commun que l’errance du petit talibé de Deweneti n’a pas suffisamment d’occasions d’être convoquée pour qu’on la prenne à la légère. Le cinéma populaire africain se trouve dans une situation si désastreuse – entre les comédies vulgaires ou le choix de la sitcom numérique reconfiguré par le Burkinabé Boubacar Diallo depuis quelques années – le choix est vite fait : la proposition de Dyana Gaye est l’une des rares à tenir l’équilibre entre vieilles recettes (la référence aux comédies musicales qui firent les beaux jours des cinémas dakarois) et ambition artistique. Malgré l’humilité de la forme et les limites de la mise en scène, les deux films constituent un geste fort et déterminent une personnalité de cinéaste bien trempée. La réalité de production très française dans laquelle s’ancrent les films de Dyana Gaye n’a à l’évidence aucune importance : accrochés à leurs sujets, rivés à leur petite réalité dakaroise, Deweneti et Un Transport en commun ne semblent respirer qu’à la lumière (éclatante) des conditions immédiates de leur tournage. Récits de rue, films un peu sauvages, sortie inespérée en salle : cette réalité-là n’est pas si fréquente et trouve avec Un Transport en commun, jusque dans ses incorrections (du Jacques Demy se refusant à toute grâce) une forme de plénitude revigorante. Ces voix qui chantent sans peur du ridicule (malgré un concert de canards), ces corps du quotidien qui s’emballent à chaque détour de séquence, cet enchevêtrement de romances faites de bric et de broc servent moins la féerie des films que celle de leurs conditions mêmes d’existence. Il faut repartir de la simplicité de la mise en scène d’Un Transport en commun, où la fraîcheur et l’énergie remplaceraient toute prétention à la sophistication, pour mieux comprendre ce qui se joue probablement dans cette oeuvre naissante : la réactivation d’un rêve de cinéma africain qu’on a peut-être un peu trop tôt cru disparu.