Tokyo sonata, le nouveau film de Kiyoshi Kurosawa, n’est pas un film comme ceux auxquels le Japonais nous avait habitué, où dominent le surnaturel, les fantômes, l’idée tourneurienne que les morts sont plus nombreux que les vivants et investissent le réel pour tourmenter les hommes (cf. le projet avorté de Jacques Tourneur, Murmures dans des corridors lointains, qui rappelle en bien des points le sublime Kaïro). Nuls fantômes ici, aucune vision de cauchemar, ou plutôt si : un cauchemar de chair, matériel, concret, et à ce titre la phase terminale de l’horreur, puisque celle-ci s’est réalisée, de la même manière que le spectre de Kaïro, a un corps physique que l’un des protagonistes finit par toucher avec effroi. Tokyo Sonata est le portrait cru et réaliste d’une famille peu à peu atomisée à la suite d’un mensonge initial : un père de famille cache à sa femme et à ses enfants qu’il a été licencié. Le film décrit alors le parcours de chaque membre, accompagnant les adultes (le père, la mère et l’aîné) au bout de leur nuit, laissant au plus jeune (un garçon de 10 ans) le rôle de celui qui, sincère avec son propre désir, tel un guide innocent, sortira ce monde du tunnel. Description sèche, implacable, parfois acide de la japanese way of life et de ses mystifications.

D’où vient alors cette sensation de réalité spectrale qui empêche le film d’asseoir tout à fait sa dimension matérielle ? Une aura flotte autour de lui, l’élevant toujours un peu au-dessus du sol, si bien qu’au-delà de ces plans tracés au cordeau, parfois carcéraux, le film tangue sans bruit comme un vaisseau fantôme à la lenteur inquiétante. Rythme atone de ses récits, plans fixes, arrimés au sol mais toujours mus par le regard de quelque spectre acéré et critique. Dans le cinéma de « KK », les images n’ont pas ce pouvoir d’évocation qui, chez certains cinéastes, donne le sentiment au spectateur de voir au-delà du visible (chez Antonioni, dont les récits et l’esthétique gazeuse amènent à une forme de dissolution de la réalité). Chez Kurosawa, qui fut un temps l’un des fiers épigones du cinéaste italien (dans Cure ou Barren Illusion), le regard du spectateur n’est jamais transporté vers un ailleurs invisible pour l’œil, il est davantage confronté à toutes sortes de signaux qui occupent étrangement le cadre, sans jamais qu’on puisse leur prêter un sens évident. Le cinéma de Jacques Tourneur, qu’on a dit être celui du hors-champ, était aussi un cinéma fondé sur ces signes, ces traces visibles qui signalent une force invisible : une branche en mouvement, un craquement, des traces de pas dans la neige, une ombre sur un mur. Mais ils étaient constamment, dans la logique pragmatique qui a toujours été celle du cinéma américain, inféodés à une logique, à une concrétude (la branche bouge et craque car un corps s’est détaché d’elle et fond sur sa proie).

Cette logique n’est pas toujours aussi évidente chez Kurosawa, même si, exemplairement dans Kaïro, le ruban rouge signalait la limite de la « zone », les traces de brûlé sur les murs, les derniers restes du corps des vivants. Son cinéma est porté par une manière de vide infiniment plus japonaise. Pourquoi le vent, la tempête, se déclenchent d’un coup à la faveur d’une tentative de meurtre dans une forêt (Loft) ? Pourquoi, dans Tokyo sonata, ces tâches de soleil qui, à plusieurs reprises, semblent danser sous nos yeux et se poser irrégulièrement sur le décor ? On peut voir ça comme de pure tentatives esthétiques, une façon d’expérimenter sur les éléments (lumière, vent, pluie) qui laissent à leur suite une sensation de légère sidération plastique. On peut se dire aussi que ces traces de rien (au sens où elles ne donnent aucune indication narrative, psychologique ou symbolique), sont les éléments d’un principe panthéiste plus vaste (et à double tranchant – cf.Charisma) : une manière d’offrir au réel, une aura motivée par sa seule présence, non par un quelconque objectif à accomplir. Assez finement, le cinéma de « KK » est travaillé par ces traces, qui ressemblent parfois à certains petits personnages de Miyazaki, essences d’une nature en perdition dans un espace urbain, froid, désaturé (la monochromanie du cinéaste qui vient soudain éclater face à l’apparition d’une tâche de couleur vive).

Le mensonge du couple, le mensonge de la famille, la construction d’une urbanité carcérale et sans âme (les sombres escaliers de l’agence pour l’emploi encombrés d’une monstrueuse file d’attente) vient buter contre ce principe de pure présence, certes impossible à attraper, mais bien là. Kurosawa emploie ces signes parfois jusqu’à l’absurde : au début du film, alors que la tempête gronde au dehors, les stores qui viennent frapper contre les baies vitrées du bureau paysager laissent filtrer ces ténus rais de lumière. C’est un fait avéré que, chez Kurosawa, les personnages ne veulent pas voir – quand il sont obligés de regarder enfin ce qui était pourtant là sous leurs yeux, il est souvent trop tard, car alors le retour du refoulé sévit. Ainsi de la petite fille enfermée vivante dans le terrifiant Séance. Ainsi de Kaïro où les spectres étaient là, face à nous, avant même que nous en prenions conscience, et ce léger différé de la vision contribuait grandement à ce sentiment d’effroi qui recouvrait tous les plans du film. Tokyo sonata décrit lui aussi des personnages qui ne veulent pas voir. Faute de saisir ces manifestations de la sérénité des choses, le destin va cruellement les obliger à faire l’expérience du réel le plus trivial (l’attaque du voleur), de l’humiliation (nettoyer les excréments des autres) et, pour finir, du noir. Les plans très graphiques du cinéaste prennent alors tout leur sens. Il faut voir cette plage envahie par la nuit, où la femme cherche un horizon absent. La découpe du cadre et la lumière renvoient l’environnement à une abstraction sèche et coupante : seuls les restes d’écumes viennent briser l’envahissement du plan par le noir.

Il faudra attendre la dernière séquence, pour comprendre que ces tâches de lumières étaient comme le signe avant coureur d’une petite épiphanie consolatrice que chacun refusait absolument de reconnaître. Dans la salle de concert de l’ultime séquence, une lumière presque sacrée semble baigner l’enfant et son auditoire. Alors, dans le regard apaisé et vaincu de chacun, quelque chose a lieu qu’on a sans doute jamais vu dans le cinéma de Kiyoshi Kurosawa. C’est là que, soudain, ces plans fixes inquiétants, ou dont les mouvements latéraux sont comme programmatiques (plans qui sont la marque de fabrique du cinéaste et donnent un point de vue souvent unique sur une scène), disparaissent au profit d’un découpage multipliant angles et points de vue. La fixité du regard qui, généralement chez Kurosawa, dérange et provoque le malaise tant elle semble être le fait de quelque entité maléfique, s’évapore pour laisser place à une vision synoptique sur les choses, une vision partagée qui rend possible l’avènement d’un collectif, d’une communauté. On est loin, bien sûr, d’une fin béate et réconciliée. En cinéaste politique, Kurosawa sait bien que les fondations de la société qu’il décrit restent coercitives, liberticides, ou tout du moins empêchent les personnages de s’épanouir. Mais la reconnaissance de la beauté et du sentiment de sacré que dégagent certains êtres et événements de la vie, apportent enfin aux personnages une lueur, même vacillante, et le sentiment que les choses peuvent retrouver un instant l’âme qu’on se refuse à leur admettre. Leçon politique, morale, esthétique du cinéaste que tous les parangons du réalisme qui sévissent sous nos latitudes cinématographiques feraient bien de méditer.