Il serait dommage que Timbuktu, oublié par le jury cannois, en soit réduit au banc de touche ingrat des représentants du cinéma tiers-monde. Ce serait enterrer un peu vite le formidable aplomb du geste d’Abderrahmane Sissako, qui s’empare ici d’une actualité brûlante (l’AQMI faisant main basse sur le Mali) sans jamais céder sur le terrain des ambitions fictionnelles (un film d’invasion dans le désert du Sahel). Et ce, même si cette prise avec l’actualité fait autant la puissance que la faiblesse du film, lui conférant une couche d’intensité factuelle captivante tout en faisant parfois écran au beau western saharien qu’on sent affleurer ça et là.

Moitié-greffier moitié-cinéaste, Sissako cherche à inventorier tous les bouleversements occasionnés par la prise de pouvoir soudaine de la milice terroriste : d’abord, en flirtant avec la comédie de l’absurde (le barbare y est avant tout un bras cassé), puis en resserrant peu à peu l’étau, glissant imperceptiblement sur le radeau de l’islamisme kafkaïen (mariage forcé, voile intégrale, football et musiques prohibés), avant de finir, gorge nouée, au coeur de la terreur pure. C’est l’un des versants les plus forts de Timbuktu : montrer comment cette charia menée par des boy-scouts ne parlant même pas arabe est avant tout une chose absurde (donc drôle), appliquée avec un premier degré qui, lui, confine à la folie.

En revanche, le cinéaste a toujours du mal à se déprendre de son goût pour l’éloquence humanitaire — ce côté “film-tribune”, qui donne parfois au spectateur l’impression d’avoir poussé les portes du siège de l’ONU. Ce volontarisme n’est d’ailleurs pas sans rappeler le programme de son précédent film, Bamako, lequel empruntait au cinéma prétoire sa robe d’avocat, ancrant le procès du FMI au coeur du quotidien malien. Mais même emporté par ses réquisitoires, Sissako reste habile pour installer côte à côte plusieurs régimes de fiction, en faisant progresser l’ombre du genre sur la peau du folklore local. On se souvient, cette année, de l’heureux constat que venait reformuler Mati Diop dans Mille Soleils : réveillant les fantômes de Touki Bouki, le Bonnie and Clyde sénégalais de son oncle, la jeune cinéaste réaffirmait que l’Afrique demeure le dernier grand territoire du western, celui où les motifs du genre (grands espaces imperturbables, cohabitation hostile entre les hommes) ne sont pas de l’ordre de l’évocation ou de la référence, mais semblent toujours respirer au présent.

Ce rappel, c’était du reste celui que faisait déjà Sissako dans Bamako, interrompant sa fiction de tribunal pour un sketch aussi incongru qu’émouvant. Assis devant leur poste, des Maliens assistaient aux abominations de cowboys fatigués mais goguenards, téléportés dans un village sahélien dont ils dessoudaient au hasard les habitants. Un sombre mirage d’Amérique conjuré par le surgissement improbable de Danny Glover, boutant ces mercenaires d’opérette avec une tranquillité apparente qui était une vraie rage. Le Sahel y était toujours ce territoire coincé entre paradis et désolation, comme si sa sérénité naturelle allait forcément de pair avec la malédiction de la violence. C’était en 2006, un an avant la naissance de l’AQMI et longtemps, longtemps avant l’insurrection malienne — ce qui n’empêchait pas ce mauvais présage de s’appeler, déjà : Death in Timbuktu.