On ne savait pas grand chose de Katsuhito Ishii avant sa découverte lors de la Quinzaine des réalisateurs du dernier festival de Cannes, sinon qu’il avait confectionné, pour Quentin Tarantino, le design de la séquence animée de Kill Bill premier volume. Et maintenant ? On sait : Ishii est la plus belle fleur que le cinéma japonais nous ait offerte depuis des lustres. A l’origine du style Ishii, le manga et la japanime, bien sûr : outre l’importance qu’ils revêtent au sein même de la petite famille qui innerve le récit de ses frasques (maman prépare un court métrage d’animation, tonton est créateur de BD, pépé dessine en secret), le film dans son ensemble fonctionne comme une sorte de gigantesque manga live. Gerbes de couleurs, collages, cadres aux échelles multiples, petits bonds de case en case créent la matière d’une improbable fantasmagorie. La petite Sachiko se voit poursuivie par un immense et débonnaire double d’elle-même ; son frère Hajime court à en perdre haleine après une fille dont il ose à peine croiser le regard ; le grand-père et sa belle-fille improvisent d’étranges chorégraphies immobiles ; quant au père, Nobuo, il hypnotise toute sa petite famille lors de soirées qui ne ressemblent à rien de connu. Rien de connu, voilà ce à quoi renvoie The Taste of tea : ni la précision entomologiste de Mes voisins les Yamada, ni le naturalisme magique d’un Totoro, ni le burlesque statique et coloré d’un Eté de Kikujiro, tour à tour évoqués, ne suffisent à englober les mille pistes ouvertes par Ishii.

Le calme et la sérénité des cadres, percés de temps à autres par un gag (l’hilarante scène de base-ball) ou un jet de couleurs (l’atelier de travail de l’oncle dessinateur de mangas), gardent comme horizon immuable la nature fleurie et chatoyante qui règne, princière, sur les courses, halètements et mouvements de chacun des personnages. La largeur des cadres, la profondeur des perspectives renvoient constamment à ce contrechamp panthéiste. Il y a dans ce jeu d’échanges entre une humanité fofolle, éclatée en une multitude de points de gravité, et la force intangible des éléments qui la couvre et la berce une manière de ralentissement forcé, apaisant. C’est le sens de l’interminable scène de retour en vélo du petit Hajime, dont l’énergie et l’euphorie se trouvent peu à peu atténués par l’effort à fournir, renversés en une sorte de lutte cosmique contre lui-même.

Etrange comme ce Taste of tea dialogue, en creux, avec le récent La Vie aquatique de Wes Anderson : à l’élément liquide, laboratoire de tous les enchantements qui permettait à la tribu du vieux Zissou de tenir comme groupe malgré les hermétismes de chacun, la campagne d’Ishii répond en toute logique. Chez l’un et l’autre, mêmes effets de retardement et d’attente, même trous dans la stratégie du cadre tout-puissant, même éloge d’un collectif qui se cherche, même envoûtement triste sous la légèreté aérienne du découpage. Oeuvres de funambule où l’émotion naît d’un rien, sans crier gare, quand mille tours de force visuels (la grande fleur de tournesol qui s’empare du monde et de l’écran, ici) agissent comme simples effets d’appel, leurres prodigieux pour mieux tromper l’attention du spectateur. Jamais Ishii, comme Anderson, n’utilisent l’étrangeté comme un piège : celle-ci est un cocon, une ouate où se perdre en douceur, et repousse constamment les limites du cadre. Elle n’est pas non plus, comme trop souvent ailleurs, compensation farfelue d’un déficit d’humanité : tout, en effet, y tend à effacer progressivement les limites entre le normal et l’anormal, l’élément incongru et la scène attendue. Une séquence de retrouvailles en famille vaut une autre où des branquignols en tenue d’extraterrestres chantent un tube improbable (l’enregistrement du clip), une scène intime ou naturaliste n’est pas rendue moins percutante qu’un long extrait de dessin animé. Collages pop, effets sidérants d’égalité où l’harmonie s’installe sans que rien n’accroche : cette alchimie entre une multitude d’échelles, équilibre merveilleux entre chronique du quotidien et pensées magiques fait tout le prix de The Taste of tea, film-fleur qui pourrait, s’il ne cherchait constamment à s’y dérober, contenir le monde dans chacun de ses pétales.