Dans une conférence qu’il donna dans les années 30, le critique d’art Erwin Panofsky définissait plusieurs archétypes de satisfaction des premiers spectateurs de cinéma : sens de la justice et du décorum, sentimentalité pure et simple, goût du sang et de la cruauté, plaisir du burlesque, du rire physique, brutal, violent, grossier, auquel il ajoutait le goût de la pornographie douce. A l’exception de ce dernier cas de figure, The Host rassemble tous ces plaisirs primitifs de cinéma, renouant avec une certaine forme d’innocence qui va du burlesque excrémentiel au mélodrame des familles, auxquels vient s’adjoindre une virulence politique non dénuée d’ambiguïtés mais absolument libératrice. Alors, c’est quoi The Host ? Qui aujourd’hui peut bien produire une aberration aussi stupéfiante et réjouissante ? Réponse : Bong Joon-ho, jeune et talentueux réalisateur sud-coréen dont on a pu découvrir il y a quelques années le très beau et déjà populaire (en vertu des critères de Panofsky) Memories of murder.

Que raconte le film ? Peu importe, sachez simplement que s’y trouve un monstre à la fois effrayant et comique, une famille de losers invétérés, des scientifiques américains tout droit sortis de Docteur Folamour de Kubrick, une pluie diluvienne et quelques terreurs contemporaines comme le chômage, l’obligation de réussite et le désespoir qui en découle. Hétérogénéité d’un scénario qui brasse une multitude de thèmes, mais surtout furieuse hybridation formelle et narrative qui associe avec une confondante fluidité les larmes et le comique, l’étirement mélodramatique et les saccades coupantes de l’action, l’intime et le spectaculaire, la sécheresse et la truculence. L’image elle-même navigue dans un mélange de beauté picturale (un suicide du haut d’un pont) et de vulgarité figurative (un goût prononcé pour le grotesque) dont le monstre, agglomérat improbable de formes, est peut-être la plus curieuse réussite. The Host n’est au fond jamais très loin du pastiche de sale gosse, mais il s’en échappe toujours par une étrange lucidité, une angoisse pudique et profonde des menaces qui pèsent sur les personnages, une attention portée aux rebus de la société qui laisse entrevoir un regard politique cinglant.

On peut même considérer la première scène d’attaque comme une sorte d’équivalent difforme et farfelu du terrifiant assaut initial des extraterrestres de La Guerre des mondes de Spielberg, au moins pour cette manière d’inscrire de l’extraordinaire et du monstrueux dans le quotidien, de détruire en un instant le sentiment de la réalité des choses dont le caractère tangible s’est forgé dans les habitudes. Ce vacillement soudain plongeait les personnages de Spielberg dans un chaos apocalyptique incompréhensible. Chez Bong Joon-ho, il n’est que l’annonce des multiples bifurcations et autres dérapages qui donnent à The Host sa forme anarchique et incontrôlable (anarchie dont le cinéma asiatique semble décidément très friand, comme le démontrait encore récemment Paranoïa agent de Satoshi Kon, passionnante série qui postule un changement de forme à chaque épisode). Comme chez Spielberg d’ailleurs, le côté familial de l’entreprise est beaucoup plus complexe que ne le laisse entendre les habituels contempteurs pavloviens. Il faut voir cette famille décomposée, à la fois soumise et rétive à toute forme d’autorité pour comprendre combien chez Bong Joon-ho celle-ci est moins la cellule minimal de la société qu’une force de résistance, dépressive et révoltée, hargneuse mais terriblement solitaire, contre la bêtise d’Etat et la coercition du pouvoir, qu’il soit américain ou coréen (et le film, là-dessus, n’est pas sans ambiguïté). Le monstre, d’ailleurs, périra sous la charge de méthodes de guérilla (dans une séquence d’insurrection civile), comme si le film était, en dernière instance, un éloge du bricolage, de la résistance et de la pulsion de vie contre le désir de mort. Fourrager ainsi dans l’hétérogénéité des formes est, à ce titre, une généreuse façon pour Bong Joon-ho de garder le cinéma vivant.