Entre autres manies, Monsieur Gustave a une passion pour le parfum, dont il s’asperge en toutes circonstances et dans tous les couloirs du grand hôtel d’Europe de l’Est où il occupe, plein de zèle, le poste de concierge. On le comprend, Gustave : il règne dans l’hôtel, comme il règne dans le film, une tenace odeur de caveau. D’ailleurs le film, lui-même, s’asperge plus qu’à son tour. Lui aussi tient à se faire beau. Pschitt !, une note de Lubitsch. Pschitt !, une pointe de Zweig. Pschitt !, un soupçon de rose, déposé sur la moindre parcelle de décor, sur le moindre pan de costume (le sigle SS revu au goût Polly Pocket), sur le moindre objet (les boîtes pastel de pâtisseries, sous lesquelles les personnages finiront littéralement noyés). Mais sous son voile obstinément carné, ce film tout rose ne fait guère illusion : il est pomponné comme un cadavre.

Il y a au moins deux raisons de ne pas être surpris que The Grand Budapest Hotel pue la mort à ce point. C’est la moindre des choses pour un film commencé dans un cimetière, et dont l’intrigue se noue autour d’un personnage, le dandy Gustave, affligé d’une telle passion pour les vieilleries qu’il n’attire dans son lit que des dames en voie de momification. Surtout, on ne saurait s’en étonner de la part d’un cinéaste qui, depuis trois films, s’entête à filmer sous terre : si The Grand Budapest Hotel sent autant le renfermé, c’est que Wes Anderson n’est pas ressorti des terriers de Fantastic Mr Fox, où il s’est résigné au destin d’embaumeur à quoi le condamnait son style de miniaturiste. À l’échelle de sa carrière, plutôt bien commencée, le théâtre de marionnettes de Mr Fox était un idéal en même temps qu’un tombeau : en donnant libre cours à sa passion des automates, en finissant de la débarrasser des acteurs, le film arrêtait l’oeuvre à un carrefour dangereux. Tourné au grand air et feignant de parier sur la jeunesse, Moonrise Kingdom semblait retrouver le chemin de la vie mais devait, en fait, jeter une dernière poignée d’amidon. Et confirmer qu’au lieu de contourner la menace d’asphyxie révélée par Mr Fox, le cinéma de Wes Anderson s’était résolu à ne plus respirer du tout. Parfumé au formol, The Grand Budapest Hotel ne cherche plus, lui, à faire illusion : la célébration de la mort est devenu son sujet.

Ici et là, pourtant, la vie résiste, comme elle résistait dans Moonrise Kingdom. D’abord, comme un violent retour du refoulé, en l’espèce d’une poignée d’éclats gore qui semblent dire que parmi les pantins, la chair réclame sa part. Ensuite et surtout, sous la forme d’une illusion qui est le style-même de The Grand Budapest Hotel. Penché sur le cadavre de sa vieille maîtresse, Gustave s’étonne et se réjouit des joues roses que lui ont dessinées les embaumeurs. Elle semble plus en vie que de son vivant !, s’émerveille Gustave. Ainsi va le film, dans son propre cercueil, avec ses joues tout aussi roses, qui noie sa condition de cadavre dans l’illusion d’un mouvement effréné. Avec Gustave, dont le dandysme nostalgique est un rempart contre la vie (deux fois il laisse passer l’Histoire sans la voir, trop occupé par ses manies : une première fois en ignorant dans le journal l’annonce de la guerre ; une seconde en ignorant un tableau de Schiele), Gustave qui s’émerveille devant un cadavre et qui préfère les boîtes aux gâteaux qu’il y a dedans, Anderson fait évidemment son autoportrait, coiffé d’une morale dont on appréciera l’audace politique : plutôt dandy que nazi. Si bien qu’il devient difficile, face à The Grand Budapest Hotel, de lui faire reproche de sa morbidité et de la pente phobique suggérée par son repli forcené dans le fétichisme. Ce goût-là est tellement assumé qu’il n’y pas lieu de s’en émouvoir. De toute façon, ce n’est pas ce goût qui pose problème : ce qui pose problème, c’est que le style lui-même s’y trouve complètement momifié.

Il est singulier qu’à mesure qu’il se dévitalise, ce style s’enfonce toujours plus dans la gesticulation : The Grand Budapest Hotel est un film proprement étourdissant, noyé dans le mouvement, comme sont noyés dans les détails, tout le long, des plans sur lesquels l’oeil n’a jamais le loisir de s’attarder. Cette profusion impressionne, indéniablement, et la direction artistique, la composition des décors, sont remarquables. D’où vient alors que, face à un film aussi plein, on se retrouve saisi par un terrible sentiment de vide ? D’où vient, surtout, l’impression que ce film qui paraît faire l’éloge des histoires, ne raconte en fait pas grand chose ? La réponse est, encore, dans l’autoportrait. En prison, où Gustave croupît provisoirement, un codétenu joué par Harvey Keitel lui tend le plan qu’il a dessiné pour préparer leur évasion. Octave alors se réjouit, comme toujours, mais de quoi ? De la possibilité de sortir de son trou ? Non, de l’exécution du dessin. « Quel beau trait ! », dit Gustave, à qui on fait une promesse de liberté mais qui ne voit que la joliesse de l’image.

Gustave, au fond, n’a pas tort : l’intérieur de la prison n’est pas moins joli, pas moins désirable que l’extérieur. Et c’est bien le problème du cinéma de Wes Anderson, à ce stade de calcification de son style : l’équivalence de tout, de tous les décors, de toutes les histoires, de toutes les idées possibles, une fois tout cela passé par son cabinet d’embaumeur. Rien ne ressemble plus à une momie qu’une autre momie – rien ne ressemble plus à un fétiche qu’un autre fétiche. Aucune différence entre la Mitteleuropa de The Grand Budapest Hotel, l’Inde du Darjeeling limited ou l’Italie de la pub inepte qu’Anderson a tourné l’an dernier pour Prada. Aucune différence entre un fétiche hitchcockien (les wagons de train ramenés d’Une femme disparaît ou de L’inconnu du Nord Express) et un fétiche lubitschien : l’un comme l’autre ne ramènent qu’une effluve vintage, une momie hollywoodienne, comme est momifié le format 1,37 réservé ici aux années 30. De Lubitsch, qu’on convoque ici et là pour vanter l’élégance du film, que reste-t-il ? Des noms à consonance hongroises, comme dans The shop around the corner. Des moustaches fines, comme celles de Melvyn Douglas ou Jack Benny. Un hôtel de luxe, comme dans Trouble in paradise. Et beaucoup de portes. À quoi servaient les portes, chez Lubitsch ? Précisément, à formuler toujours la promesse d’une transformation – derrière la porte, une seconde histoire guette, pour tordre la première. Sur quoi ouvrent les portes, chez Wes Anderson ? Sur des plans jumeaux et des décors voisins, où glissent des travellings indifférents qui se contentent d’inspecter les finitions de l’équipe déco. Dans les dédales de ses décors, le film gesticule en pure perte : à chaque porte, tout recommence à zéro, à l’identique.

Ce qui est plus dommage encore, c’est que la passion de Wes Anderson pour les maisons de poupées  l’annonçait, à l’époque de La famille Tennenbaum, comme un possible héritier de Tati ou du Jerry Lewis du Tombeur de ces dames. Tant pis si les portes l’inspirent moins que Lubitsch, son goût semblait de toute façon le porter, depuis le début, vers un art typiquement burlesque du montage dans le plan. Mais le burlesque, par définition, pousse sur l’écart, sur la différence (d’où le seul gag vraiment réussi du film, un beau gag keatonien qui fait dialoguer une porte immense et une autre minuscule). Autant dire qu’il n’en reste rien dans ce Grand Budapest Hotel où un Nazi vaut une pâtisserie, qui vaut une toile de maître, qui vaut une vieille dame, qui vaut l’histoire de l’Europe. C’est quand même un comble, pour un film qui se pique d’évoquer l’infamie des dictatures, d’être rendu impuissant par un style trop démocrate.