Michael Moore ne lâche pas facilement prise. Malgré tous ses efforts, il n’avait jamais réussi, dans Roger et moi (1989), à rencontrer Roger Smith, le grand patron de General Motors, qui n’avait pas hésité à licencier 35 000 personnes pour délocaliser son entreprise au Mexique. Mais dans un pays où les sociétés se targuent d’engranger des bénéfices records et où la situation des travailleurs n’a jamais été aussi précaire, les « Roger » se ramassent à la pelle. Profitant de la tournée de promotion de son livre, le cinéaste continue donc à rechercher désespérément un patron qui réussirait à lui faire comprendre pourquoi un pays aussi prospère que les Etats-Unis continue à licencier à tour de bras.

La chasse au Big Boss est ouverte, et Michael Moore n’épargne rien ni personne. Il gratte là où ça fait mal, promenant sa silhouette massive à travers le pays tel un éléphant dans le grand magasin de porcelaine du capitalisme (le réalisateur n’hésite pas, par exemple, à débouler dans une entreprise qui vient de délocaliser ses activités au Mexique armé d’un chèque géant de 80 « cents » pour payer la première heure de labeur d’un ouvrier mexicain). Chaque étape, chaque séance de dédicaces dans une librairie se double d’une visite dans une entreprise symptôme du libéralisme (au grand dam de ses « media-escort », expression bien plus savoureuse que notre « attachée de presse » nationale. Rien que pour la panique de la blonde peroxydée armée de son planning chamboulé, la case visite du patron local n’étant pas prévue, le film vaut le détour).

Le documentaire selon Michael Moore ne se contente pas d’enregistrer de manière brute la réalité sociale, il se caractérise au contraire par un fort interventionnisme. Le cinéaste se met lui-même en scène en tant que trublion au service d’une cause à défendre. Cette implication personnelle n’est pas toujours dénuée d’un certain narcissisme -voir les nombreux one man shows qui entrecoupent le film et qui sont autant de mises en valeur personnelles du cinéaste que de pamphlets anti-libéraux. Mais on pardonnera facilement au réalisateur cet écart égotiste ou quelques dérives, telle cette caméra terroriste qui ne s’éteint jamais malgré les nombreuses exhortations des personnes filmées, tant la croisade de Michael Moore paraît des plus justes. Le film arrive à son apogée lorsque Michael rencontre enfin Roger, ou plutôt Phil, le PDG de Nike. Sans aucune vergogne, Phil Knight lui explique que Nike emploie des ouvriers de 14 ans en Indonésie car « les Américains ne veulent plus fabriquer de chaussures ». A coups de massue, d’évidences, Michael Moore réussit aussi bien -si ce n’est mieux- qu’un article du Monde Diplomatique à dénoncer l’inhumanité de l’horreur économique en cette fin de siècle.