A un mois d’intervalle, le cinéma français a donc pondu les deux versions d’un même symptôme, les deux faces d’un même vieux vinyle gondolé. Face A, Après mai : c’est le recto savant et raffiné, ambiance Captain Beefheart, humeur introspective (« qu’avons-nous fait des idéaux ? »). Face B, Télé gaucho : envers popu et sympatoche du même ciné-nostalgie, plutôt branché Têtes raides (« ah que c’était bien, les idéaux »). Assayas et Leclerc racontent, à leurs époques respectives, les premiers battements d’ailes de leurs alter-egos, appâtés de concert par les sirènes de l’engagement et par celles de l’art. Amusant : les deux récits commencent au fond du même berceau, celui de la Vallée de Chevreuse, dans des bourgades voisines – Orsay pour l’un, Bures-sur-Yvette pour l’autre. C’est un juste retour des choses. Parce qu’en réalité, ce n’est pas leur origine, mais leur point d’arrivée : un film comme Télé gaucho, c’est le bilan des années d’utopie à l’adresse des anciens camarades qui ont aujourd’hui reflué en banlieue molle ou dans les beaux quartiers, cocons ouatés où cette période a pu rester un souvenir intact, idyllique, muséal, soigneusement rangé dans un album-photo. On le feuillette les yeux mouillés, mais on ne l’abîme pas – le bon vieux temps, c’est sacré.

 

Dans Télé gaucho, on contemple donc, depuis une hauteur attendrie, la fougue des vingt ans, quand on avait encore la force d’aller à Attac le dimanche. Disons-le tout de suite, sur le seul plan comique, c’est raté. Jamais drôle, le film passe en revue les différentes familles d’encartés, brandit les plus beaux cas sans dépasser le simple cliché à sketch. Derrière les diapos se cache bien un autre projet, celui d’interroger la partisanerie quasi maladive déjà incarnée par le personnage de Sara Forestier dans Le Nom des gens, autrement mieux réussi. L’effrontée couchait alors avec les droitiers pour les convertir : elle se prostituait pour « la cause », Trotsky était son mac sans qu’elle le sache. A travers cette drôle d’idée, le film suggérait (un peu malgré lui) que le fanatisme politique était une servitude comme une autre. Cette fois, Leclerc n’a qu’un recul amusé à proposer, un art du best-of, keffieh par-ci, veste mili par là. Une galerie d’archétypes lourdingues dans laquelle se balade un héros paumé, militant chez Télé Bocal par erreur, mû par son désir de tenir une caméra. Le chevelu d’Après mai finissait par recycler son fantasme de lutte dans la fiction télé, poire pour la soif avant le cinéma. Celui-ci fait l’inverse, il transpose son fantasme de fiction dans la lutte : c’est en gros la seule idée qui surnage dans ce rétropédalage intimiste, la seule petite critique adressée à ce monde croquignolet, parenthèse magique qu’on ne bouscule surtout pas de peur d’égratigner son glacis.

 

Comme chez Assayas, il y a aussi la question de l’héritage, du devenir de ces gesticulations. Et donc, du sens que le combat prend dans « l’après », dans le futur, autrement dit maintenant. La réponse court partout dans Télé gaucho : ce ne sont pas tant les multiples causes qui importent, que la chaleur, le rêve, l’amitié. Autant dire que c’est une façon de ne pas répondre, de botter en touche pour mieux laisser la petite musique mythique se jouer en paix. Décidément, elle en dit long, cette incursion du vide abyssal (ou du bavardage à la première personne) à chaque fois que le cinéma français creuse son lien aux âges d’or et aux idéologies. Comme si les auteurs n’osaient pas couper le cordon, et ne pouvaient s’empêcher de tourner, à travers leurs états des lieux débonnaires ou doucereux, des « films de gauche », au lieu de faire tout simplement des films sur la gauche.